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qui l’accoucha déclara qu’elle ne résisterait pas à une seconde grossesse…

— Vous n’avez pas à justifier mon père, interrompit Didier avec un geste un peu brusque.

M. Patru s’inclina. — Voici les faits, continua-t-il. Vous aviez quatre ans lorsqu’un distillateur de Bordeaux qui, se flattant d’avoir découvert un nouveau procédé, désirait transformer son usine et qui avait ouï parler de votre père comme du modèle des bailleurs de fonds… Vous savez en effet (et qui le saurait mieux que vous ?) comme il était facile de l’intéresser à une entreprise industrielle, de quelque genre qu’elle fût, pourvu qu’elle fût bien conduite et qu’on lui offrît des garanties… C’était le seul genre de placemens qu’il estimât…

— Pour l’amour de Dieu ! quand sortirez-vous de cette phrase ? s’écria Didier.

— Un peu de patience, reprit l’impassible notaire. Bien que de prime abord votre père eût peu de confiance dans l’affaire qu’on lui proposait (vous savez quel était son flair dans ces sortes de choses), il tint à s’enquérir par ses yeux de ce qu’elle valait. Il avait une espèce d’amour platonique pour les affaires, et toute occasion de remuer ses jambes lui était bonne. Il partit pour Bordeaux, pensant n’y rester que huit jours. Les pourparlers traînèrent en longueur ; la distillerie mise hors de cause, on lui fit d’autres propositions, elles se présentèrent à la file ; quand un capitaliste arrive quelque part, les faiseurs d’entreprises, qui sont le plus souvent des faiseurs d’almanachs, ne sont pas longtemps à éventer son iogis ; le miel attire les mouches, et votre père n’était pas homme à éconduire, sans l’avoir entendu, un courtier marron, un écornifleur, un marchand de poudre de perlimpinpin. Il estimait que le sage trouve toujours à s’instruire dans le commerce des fous. Tout cela fut cause qu’il prolongea son séjour à Bordeaux au-delà de toutes ses prévisions. Or, pendant les loisirs que lui laissaient ces négociations, il s’avisa que dans la maison où il avait pris son logement demeurait une jeune et jolie fille, ouvrière en linge et qui s’appelait Justine Dépret. Je ne sais comment se fit la liaison ; mais il est certain qu’au bout de neuf mois il en résulta un pauvre et joli garçon, qu’on nomma Prosper pour conjurer la mauvaise étoile sous laquelle il semblait être né… Et voilà comme il se fait, mon cher Didier, que vous avez un frère, dont je suis appelé à plaider aujourd’hui la cause devant votre tribunal.

Et là-dessus M. Patru baissa la tête et fit une longue pause, pendant laquelle il regardait fixement le parquet comme s’il eût cherché une épingle.