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quoi me parlez-vous d’un ton si amer ? lui demanda-t-elle. Oui, je cherche à me défaire de mes chagrins, je les traite en ennemis, je voudrais les tuer ; c’est pour cela que j’ai traversé l’Océan, que je suis revenue en France, que j’ai voulu revoir la maison des Trois-Platanes… Oui, cela est vrai, Lucile Bréhanne cherche à oublier M me d’Azado. Lui en ferez-vous un crime ?

— Point du tout, répliqua— t-il ; mais voyez comme nos humeurs s’accordent peu. C’est en vain que je chercherais à m’oublier, — et Dieu sait cependant si j’en ai envie. Mes erreurs me tiennent fidèle compagnie ; elles sont toujours là devant moi ; je les regarde, je les interroge, je les ausculte ; je me livre à de grandes anatomies de conscience, je recherche les motifs qui me décidèrent, je les trouve misérables, je me dis des injures, et ce labeur insensé m’empêche de vivre. Vous êtes plus philosophe que moi ; souffrez que j’admire votre sagesse.

Elle se leva, et se tenant devant lui : — Savez-vous bien, lui dit-elle, par quel misérable motif j’ai épousé M. d’Azado ?

— Quelle question vous me faites là, ma cousine ! Le cœur des femmes est un abîme.

Elle lui répondit précipitamment : — Vous avez donc pu penser que la vanité… Ce que je désirais, ce que je voulais… Je ne pouvais plus rester chez mes parens, il s’y passait certaines choses…

Elle s’arrêta tout court. Elle était confuse de ce qu’elle venait de dire et de l’empressement qu’elle avait mis à se justifier. Cet empressement lui révélait l’état de son cœur, qu’elle avait à peine soupçonné jusqu’alors. La voix lui manqua, une vive rougeur lui monta aux joues, ses yeux s’humectèrent. Elle regarda encore une fois Didier, puis elle traversa rapidement le salon et s’enfuit dans le jardin. Didier la regarda s’éloigner et se repentit du chagrin qu’il venait de lui faire. Il la suivit, la rejoignit. Il s’attendait à être reçu de l’air hautain d’une reine offensée ; elle ne lui témoigna aucun ressentiment, et son inaltérable douceur ne se démentit pas. Seulement ce fut en vain qu’il essaya de renouer l’entretien, elle ne s’y prêta pas ; marchant devant lui, elle se dirigea vers le pavillon où sa mère conversait avec M. Patru. Jusqu’à son départ, il ne put se retrouver en tête-en-tête avec elle, ni lui faire ses excuses.

Didier avait pour majordome une vieille femme, nommée Marion, qui l’avait reçu dans ses bras à sa naissance. Elle surveillait les autres domestiques, leur taillait leur besogne, portait toutes les clefs pendues en trousseau à sa ceinture, réglait la dépense journalière et le menu des repas, avait la haute main dans la maison. La bonne femme rendait un culte à Didier ; il était son nourrisson et