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l’égal de ceux qu’il dirige. Cette dépendance est moralisante, dit-on ; elle déracine les mauvaises habitudes par le sentiment du devoir, car tout moment perdu serait une soustraction préjudiciable à l’œuvre collective. Cela est vrai ; mais cette sévérité n’est-elle pas de nature à inquiéter des âmes un peu fières ? L’association, une fois formée, ne porte-t-elle pas en elle, à cause du sentiment profond d’individualité qui fait à la fois la souffrance et l’honneur de notre espèce, un germe permanent de discorde et de dissolution ? Il est d’expérience que les fils des ouvriers engagés dans de pareils liens refusent de succéder aux droits et aux obligations de leurs parens dans l’association. Témoins de la sujétion qui a pesé sur leurs pères, ils désirent vivre avec plus d’indépendance. Au contraire la consommation et le crédit ne tiennent l’ouvrier que par une portion restreinte de son existence ; tout en lui procurant certains avantages de la vie collective, ils lui laissent la jouissance et la direction de sa personne, la propriété de soi-même, la spontanéité de ses résolutions, la responsabilité de ses actes. Quoique associé pour la consommation et le crédit, l’ouvrier choisit son travail, change d’industrie, s’il le veut, fait la quantité d’ouvrage qu’il lui convient de faire, en un mot il reste libre. C’est une heureuse conciliation de l’initiative personnelle avec les avantages de la vie commune. Pour la société de production, les difficultés sont telles que, de l’aveu de ses partisans les plus prononcés, elle ne peut être fondée que par des ouvriers d’élite. Le succès de quelques tentatives s’explique même communément par la qualité des associés. Or la retraite des meilleurs ouvriers dans la coopération, enlevant à l’industrie ordinaire ses auxiliaires les plus capables, réduirait le plus grand nombre des ouvriers à une condition d’infériorité irrémédiable. Privée du salutaire exemple de l’émulation qu’entretenait dans son sein la présence de compagnons habiles, intelligens, énergiques, la masse travaillerait moins bien, et verrait avec découragement baisser le prix de ses produits et bientôt le prix de la main-d’œuvre. Pût-elle se former à son tour en sociétés coopératives, chose peu vraisemblable, comme c’est entre égaux qu’on s’associe, les forts avec les forts, les faibles avec les faibles, la même inégalité subsisterait toujours entre ces sociétés, et la prospérité des unes ferait la misère et la ruine des autres. Tant qu’on respectera dans ces associations le principe de la liberté, les choses se passeront ainsi ; jamais l’homme qui estime à 10 francs par jour son apport à la communauté n’admettra au partage des bénéfices ceux dont l’apport quotidien serait du quart ou de moitié inférieur. C’est la perspective de grands bénéfices qui engendre et peut maintenir entre les travailleurs les plus habiles ces associations d’abeilles où toute