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nul peuple n’a pu refuser à ses chefs-d’œuvre et à ses grands hommes, tout témoigne qu’il y eut en elle quelque chose qui n’a été ni dépassé ni remplacé. Il serait inutile de le contester ; mais hâtons-nous d’ajouter qu’il n’en serait pas moins puéril de défendre contre elle la civilisation qui lui a succédé. Cette civilisation se défend elle-même assez par ses œuvres et par sa durée. D’ailleurs on ne revient pas à la jeunesse, si sévère que soit la destinée de l’âge mûr. L’hellénisme fût-il encore mille fois plus beau, ses dieux, ses arts, sa liberté, ne renaîtront pas. Quand nous nous laissons-emporter par nos regrets vers la Grèce, nous l’abordons par ses poètes, ses artistes, ses historiens patriotes, et nous nous laissons tromper par le mensonge involontaire de tant de chefs-d’œuvre. Nous oublions l’esclavage, et nous ne voyons plus qu’une foule d’hommes choisis, qui tous participent à la beauté de leurs dieux, à la vertu de leurs héros, à l’intelligence de leurs poètes et de leurs philosophes. La vraie Grèce, avec les vulgarités et les misères qu’elle connut comme tout ce qui vit, disparaît dans les splendeurs de cette apothéose. Nous oublions malgré nous que ces cités merveilleuses ont été dans le monde une imperceptible aristocratie ; nous ne songeons pas que pour façonner cette aristocratie, pour en tirer ces types de grandeur, ces penseurs, ces artistes, ces hommes d’état, ces guerriers, il fallait que leur horizon mental et politique ne dépassât guère les limites de la cité, il fallait aussi que la partie inférieure et laborieuse de la vie fût dévolue à des races sacrifiées. Ces aristocraties ont péri ; à leur place, et formée en partie de leurs richesses, une autre civilisation s’est élevée, penchant peut-être aujourd’hui vers son déclin, qui explique assez nos tristesses. L’épanouissement de la science, l’affranchissement des masses, leur initiation à la vie morale, leur ascension vers la pensée et la liberté, leur groupement dans l’organisme de vastes sociétés fondées sur la science et le travail, tout cela, commencé par une civilisation qui semble épuisée, en recèle, une autre dont les premiers linéamens n’apparaissent pas encore d’une manière bien distincte. Cette civilisation rendra-t-elle à l’art sa prépondérance et aura-t-elle le beau pour principe en même temps que la science ? Cela est douteux. Tout porte à croire qu’avant d’aborder ces rians rivages elle aura des jours sévères à passer, la misère à réduire, la nature à connaître et à dompter, la richesse à accroître et à répartir, l’ignorance à combattre, les âmes incultes à moraliser. Dût-elle longtemps rester dans ces âpres régions avant de retrouver ce qui fait les séductions éternelles de l’hellénisme, la civilisation qui a donné à l’homme du peuple, c’est-à-dire à tous, un nom et un droit, valait la peine que l’ancienne pérît pour lui faire place.

P. Challemel-Lacour.