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d’une morale sombre nous l’ont faite, attristée par une défiance perpétuelle contre tous les mouvemens de la nature, condamnée à la plus pénible tension, pour atteindre quoi ? une perfection fictive et monacale, inutile aux autres, et qui, refoulant les passions sans les dompter, ne sert souvent qu’à couvrir toutes les faiblesses d’un voile d’hypocrisie, combien cette vie ne paraît-elle pas inférieure au libre déploiement de la nature humaine sous la discipline de l’art ! Car l’art n’était pas chez les Grecs une distraction subalterne ou un luxe corrupteur ; il n’était pas appliqué seulement à la construction des temples, à la reproduction des formes humaines, à l’expression des sentimens dans la poésie, il l’était également à la conduite de l’âme, à la discipline des passions, comme au gouvernement de l’état. Il introduisait en tout et particulièrement dans l’homme la mesure, l’harmonie et le rhythme. Chez nous au contraire, la disproportion et la lutte éclatent partout, dans l’art, dans la vie, dans l’état : les chefs-d’œuvre sont des monstres, le génie est une maladie ou une mutilation, la vertu est un tour de force, le gouvernement est un mécanisme qui maintient violemment sous le même joug des atomes épars et ennemis. L’intelligence humaine est divisée contre elle-même. L’hellénisme, en remplissant l’imagination et la vie, n’en laissait pas moins la pensée sans entraves, il ne prétendait pas guider la science. Des dogmes abstraits, devant lesquels il a succombé, se dressent comme un obstacle et comme une menace à l’entrée de toutes les avenues de l’esprit. La croyance et la science ne peuvent plus coexister dans la même pensée, il faut choisir. Cette division, passant de l’intelligence individuelle dans la société, l’a scindée en deux peuples plus éloignés l’un de l’autre que ne l’étaient les Grecs et les barbares, en deux peuples qui ont cessé d’avoir mêmes dieux et même foi, et qui, vivant dans le même siècle, appartiennent pourtant à des âges différens de l’histoire ; peuples étrangers l’un à l’autre et souvent hostiles, qui se combattraient sans trêve, si une force publique qui les domine tous les deux ne les maintenait en paix en les dispensant des devoirs et des vertus du citoyen.

Voilà les argumens qu’on fait valoir pour justifier l’enthousiasme que l’hellénisme inspire, et les nouveaux païens ne m’accuseront pas, j’espère, de les atténuer. Pourquoi au surplus nierait-on que dans le cours du temps l’humanité ait subi des pertes, et que la civilisation grecque en périssant lui ait laissé quelque chose à regretter ? L’irrésistible ascendant de la Grèce sur tous ceux qui l’ont approchée où vaincue tour à tour, sur les Lydiens, les Égyptiens, les Perses, les Romains, les rapides floraisons qui se sont partout produites au moindre contact de son génie, au VIIIe siècle chez les Arabes d’Espagne comme au XVe siècle en Italie, l’admiration que