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lière avec des invectives qui rappellent celles de l’Évangile contre les pharisiens. S’il fallait la caractériser d’un mot, je l’appellerais une tragédie hiératique. L’hypocrisie sacerdotale y est démasquée, le héros succombe à l’accusation d’impiété, la puissance qu’on lui attribue et la sagesse qui fait sa force reposent, non sur le culte de la tradition, mais sur une intelligence déjà scientifique des choses, et pourtant une sorte de terreur sacrée, un sentiment de profonde adoration s’en exhalent de toutes parts. N’était que le grand art tragique de Sophocle y fait complètement défaut, j’oserais dire que la tristesse sereine d’Empédocle, sa dévotion au dieu inconnu, sa renonciation aux intérêts terrestres, l’acceptation volontaire de son malheur, l’obscurité qui couvre sa destinée finale, donnent à sa figure la majesté religieuse d’Œdipe à Colone. Le paganisme d’Hœlderlin n’est pas un paganisme alexandrin s’amusant des superstitions gracieuses de la décadence ; il tient plutôt du génie sinistre des légendes primitives et des religions de Samothrace. Il est bien curieux au surplus de voir les philosophes de la fin du XVIIIe siècle, en possession de toutes les découvertes de la science moderne, se chercher des devanciers dans l’interprétation de la nature parmi les maîtres de l’Ionie ou de la Grande-Grèce. Quoiqu’il eût fait sur la nature des choses un poème si beau qu’il le lut aux jeux olympiques, Empédocle est déjà un savant ; en opposition à la vieille religion homérique, il pratique, comme bien d’autres, l’investigation libre, et la hardiesse de ces premières spéculations, le sentiment de l’unité universelle qu’elles respirent, la réduction qu’elles essaient témérairement de tous les phénomènes à quelques principes abstraits, tout cela présente une incontestable parenté avec les idées fondamentales de la philosophie de la nature, dont Schelling exposait la première ébauche au moment même où Hœlderlin s’en faisait le prophète.

Dans le déclin des croyances qui marque le siècle dernier, on voit poindre parfois chez les plus ardens à les combattre une sorte de religion nouvelle, — celle du panthéisme. Après que les découvertes modernes ont livré à la pensée l’espace infini et manifesté l’invariabilité des lois qui régissent les choses et l’homme comme tout le reste, le divin, qu’on croyait avoir banni du monde, y rentre triomphant. On dirait chez plusieurs d’un retour tardif aux religions naturalistes de l’antiquité ; mais ce panthéisme reste dans une indétermination nécessaire. Il se détruirait en se précisant ; on reconnaît, on salue dans l’univers une force diffuse et anonyme, on n’a garde de diviniser chacun des noms différens sous lesquels on la spécifie. Hœlderlin présente le cas peut-être unique d’une intelligence moderne, initiée aux résultats généraux des sciences, dans. laquelle les forces de la nature revêtent d’elles-mêmes une person-