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n’en est pas moins l’objet de ses regrets ; son langage a souvent le ton d’une diatribe contre le monde actuel, mais il respire toujours le culte d’une vie plus complète, que la Grèce a connue. La grande douleur d’Hypérion est de vivre avec sa foi dans un monde en proie à un scepticisme latent, et qui ne comprend plus rien à tout ce qui est héroïque. « De grandes actions, s’écrie quelque part un des personnages, racontées à un peuple sans noblesse, c’est un coup frappé sur le crâne desséché d’un squelette, et de grandes paroles, quand elles n’ont pas d’écho dans de grands cœurs, sont comme la feuille morte qui se traîne en bruissant sur la fange du chemin. »

En face de ce monde incroyant, où les accens de l’âme inspirée s’éteignent sans écho, où il n’y a place que pour l’action réglée et machinale, Hœlderlin voit surgir dans sa pensée la société grecque, prompte à l’admiration, sensible au beau, ouvrant ses temples aux grands noms, dans laquelle toute action retentit en poèmes, se fixe à jamais dans le marbre, s’embellit d’un reflet immortel dans les œuvres de l’art, a la beauté pour inspiratrice et pour récompense. Il y a là, selon Hœlderlin, un principe de vie qui a donné chez les Grecs son fruit le plus parfait et ne nous a été transmis qu’épuisé pour toujours. De là mille aperçus pleins de hardiesse sur l’histoire, sur les institutions sociales, sur la nature humaine. Il ne serait pas impossible d’en dégager avec un degré suffisant de netteté la pensée génératrice de la première philosophie de Schelling, celle d’un principe qui se développe à la fois dans la nature et dans la pensée, et qu’on ne saisit dans sa plénitude qu’en l’élevant au-dessus de ces deux aspects partiels de son développement. On y trouverait aussi, rencontre non moins curieuse, les idées élémentaires que Hegel a déroulées plus tard dans l’Esthétique, la Philosophie de la religion et la Philosophie de l’histoire. Un soir, en face des ruines d’Athènes baignées dans les lueurs du couchant, Hypérion ranime pour un instant le peuple athénien, interprète privilégié de l’harmonie éternelle, et il traduit le principe qui a engendré ses arts et sa religion dans ces pensées d’une forme presque sibylline :

« Le premier-né de la beauté est l’art ; dans l’art, l’homme se rajeunit et se reflète : il veut se sentir lui-même, et, c’est pourquoi il pose en face de lui sa propre beauté. C’est ainsi qu’il s’est donné des dieux, car au commencement l’homme et les dieux étaient un, puisque déjà, quoique inconnue à elle-même, la beauté éternelle existait. — Je profère des mystères, mais ils sont. — La seconde fille de la beauté est la religion, car l’amour de la beauté est religion. Le sage aime en elle-même la beauté infinie, universelle ; le peuple aime les enfans de la beauté, les dieux, qui lui apparaissent dans leurs formes variées. Sans cet amour de la beauté, sans cette religion, tout état est un squelette inanimé, toute pensée, toute action est un arbre découronné, une colonne dont le chapiteau est tombé. »