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du style, les dépasse l’un et l’autre en précision : rien de plus nettement déterminé que l’idéal au nom duquel il rompt avec le monde actuel. S’il commence et finit par le découragement, ce n’est point chez lui langueur incurable d’une organisation qui n’aurait pu vivre dans aucune condition. Nous savons à merveille quelle société lui aurait convenu ; Hypérion n’est qu’un Grec dépaysé, atteint de la nostalgie du paganisme.

Cette différence en a produit une essentielle dans la conception du roman. Dans Jacopo Ortis comme dans Obermann, le romancier et son héros sont contemporains et compatriotes, ce qui a permis de ne voir sous le nom de celui-ci que les sentimens et l’histoire de celui-là. Pour rendre naturel ce singulier amour de la Grèce républicaine, Hœlderlin a dû le confondre avec le sentiment patriotique, et il a choisi pour héros non point un Allemand, mais un Grec. Tout se passe dans des localités dont les noms immortels évoquent à chaque pas les souvenirs de l’héroïsme antique, parmi des ruines si vivantes qu’elles semblent abriter un monde de demi-dieux assoupis, prêts à se lever au premier appel. Nous sommes transportés vers l’année 1770, à l’époque où la grande Catherine, avide de couvrir de quelque gloire le crime de son avènement, excitée par les jeunes favoris qu’amène ce nouveau règne, s’aidant des manœuvres du Thessalien Gregori Papapoulo, met à profit les mécontentemens des Grecs et fait briller à leurs yeux l’espoir d’une prochaine délivrance. C’est le temps de cette insurrection ensanglantée par des massacres, — glorifiée par quelques beaux faits d’armes, souillée par des crimes, qui eut pour dénoûment la retraite précipitée des Russes et la dévastation de la Morée, livrée aux Albanais. Hypérion est un des insurgés. Initié dès l’enfance aux héroïques traditions de la Grèce ancienne, il a jugé de bonne heure à cette lumière le monde et la vie modernes. De cette comparaison est né en son âme un désenchantement précoce, qui assombrit tout à ses yeux, et il a contracté, à force de se replier sur lui-même, une disposition à se préoccuper des mystères de l’existence qui est moins peut-être d’un fils des pallikares du XVIIIe siècle que d’un Allemand du XIXe. Tandis qu’il promène de lieu en lieu son inquiétude, se nourrissant partout des souvenirs fabuleux, il rencontre dans une course sur les côtes de l’Asie-Mineure un homme, Alabanda, vers qui l’entraînent d’irrésistibles sympathies. Beau, mûri par les épreuves, savant dans les choses de la vie, cet homme bientôt le captive en se montrant à lui tourmenté des mêmes désirs et des mêmes pensées, épris du même amour pour la grandeur morale, dévoré des mêmes souffrances à la vue de la patrie asservie. Ils se jurent solennellement une amitié sans réserve,