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II

Dans cet éparpillement des activités et des fonctions humaines qui caractérise éminemment la société moderne, il n’y a pas d’opposition plus forte que celle qui coupe pour ainsi dire la pensée en deux, et qui met d’un côté les hommes d’imagination, de l’autre les hommes de réflexion. La poésie philosophique où ces deux facultés s’amusent étroitement n’est pas inconnue en France : les Méditations et les Harmonies de Lamartine, beaucoup de poésies de Victor Hugo depuis les Feuilles d’automne jusqu’aux Contemplations, quelques-unes des pièces les plus célèbres d’Alfred de Musset, offrent de beaux exemples de cette poésie qui roule sur le grand mystère des choses. On verra cependant, si l’on y regarde de près, que ce qu’elles contiennent de philosophie ne procède pas d’une pensée qui se soit d’abord rendu d’elle-même un compte sévère, et qui soit en état de résister à l’examen de ceux qui cherchent avant tout la vérité. Aussi n’avons-nous rien d’analogue à ces poésies de Schiller qui ont pour titre la Promenade, les Artistes, la Cloche, rien qui ressemble à cette combinaison de philosophie et de lyrisme qu’on peut passer à la coupelle de la plus exacte analyse. Une telle combinaison est souvent laborieuse, l’idée et le sentiment atteignent rarement et n’atteignent jamais sans effort ce point où ils coïncident et se fondent dans l’expression poétique ; il faut pour y arriver une pensée puissante avec la vigueur d’une imagination toujours maîtresse d’elle-même.

Hœlderlin ne se crut pas incapable de cet effort où le génie de Schiller avait failli s’épuiser. On a vu la curiosité philosophique et la poésie marcher constamment chez lui du même pas. Peut-être n’est-ce qu’en Allemagne que se puisse rencontrer au même degré cette intime union de la réflexion abstraite avec l’enthousiasme lyrique. Goethe, si bon juge qu’il fût, se méprenait assurément sur la nature du talent d’Hœlderlin en lui conseillant de l’appliquer à des sujets empruntés à la vie réelle ; il se méprenait, dis-je, à moins qu’avec sa pénétration de froid observateur et sa profonde sagesse pratique il n’eût vu en lui un esprit en péril prêt à se perdre dans l’abîme tumultueux de ses rêves. Il est certain que le génie d’Hœlderlin était impérieusement lyrique. Il ne cherchait pas même un point d’appui dans les accidens de la vie ordinaire ; la pensée, la philosophie, les souvenirs antiques, les sciences même, telles que l’astronomie et la botanique, c’est à cela qu’il demandait de soutenir son essor. Sa poésie s’élance d’un jet à des hauteurs souvent sublimes, mais elle s’élance du fond de son âme et en épuise la sève, montant toujours jusqu’à ce que sa tête, épanouie