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l’hellénisme ressuscité. On ne peut guère contester cette participation inattendue d’un poète à l’élaboration de la pensée hégélienne, quand on voit Hegel, plusieurs années après sa sortie de l’université, adresser à son ami Hœlderlin une hymne à Éleusis, mélancolique élégie sur l’anéantissement d’une foi plus belle que la notre et sur l’invasion d’une science superficielle et prosaïque. Des vers d’Hegel sont chose assez rare pour qu’on ne nous sache pas mauvais gré d’en citer quelques-uns :


« Ô Cérès, qui trônes en souveraine à Éleusis, — pourquoi les portes de ton sanctuaire ne peuvent-elles plus s’ouvrir devant moi ? — Ivre d’enthousiasme, je sentirais alors — le frisson sacré de ta présence, — je comprendrais tes révélations, — je saisirais le sens sublime de tes symboles, — j’entendrais les hymnes chantés à la table des dieux, — et les suprêmes arrêts de leur sagesse. »


Mais les temples de la déesse sont muets, ses fêtes abolies, ses images brisées et ensevelies dans le sol. Il reste encore des initiés, gardiens des secrets d’Éleusis, opposés, comme ils le furent dans tous les temps, à la foule profane qu’abusent des clartés superficielles et qui rabaisse à son niveau la sainteté des mystères. Ces initiés, est-il besoin de le dire ? c’est le poète, c’est le philosophe aussi sans doute. Hegel ne le nomme point, mais il n’est pas à croire, que dans cette poésie, qu’on n’eût pas attendue du plus glacé des abstracteurs de quintessence, il voulût simplement flattée son ami, et il entendait bien assurément réunir dans le même sanctuaire et honorer de la même inspiration le philosophe et le poète.

Au moment où Hœlderlin et Hegel approchaient du terme de leurs études universitaires, dans cette terrible année 1793, l’Allemagne était en proie à une agitation qui soulevait à la fois tous les sentimens et toutes les idées. Le bruit de ce qui se passait au-delà du Rhin, troublant l’uniformité séculaire de la vie allemande, retentissait dans les cœurs comme l’écho grossi de quelque chose d’étrange et de colossal ; la stagnation dans laquelle les esprits languissaient sous le poids d’un despotisme toujours irritant les disposait d’autant plus à s’ouvrir à l’espérance. Poètes, philosophes et publicistes, Klopstock et Stolberg, Kant et Fichte, Forster et Gentz, tous ou presque tous, quel que fût leur âge, saluaient avec une joie unanime, comme une fête pour le genre humain, les premières scènes de la grande tragédie. Au sein du séminaire de Tubingue, plus la règle était oppressive et rétrograde, plus la vie était triste, et plus on se tournait avec ardeur vers la nouvelle aurore. Un club d’étudians s’était formé dans lequel le Contrat social et les droits de l’homme étaient une espèce de religion. On y lisait le