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à travers lesquels on voyait briller le feu intérieur, exerçait un attrait irrésistible. « Lorsqu’après dîner, écrit un de ses amis de ce temps-là, il se promenait en long et en large dans la salle à manger, on eût dit un Apollon exilé, regardant la terre du haut de sa dignité et attristé d’être obligé d’entrer en contact avec elle. » Il faisait des vers comme la plupart de ses amis et se livrait en même temps avec ardeur aux études philosophiques. Il avait rencontré sur les bancs un jeune homme appelé Hegel, et peu après Schelling était venu le rejoindre à l’université en quittant Nurtingen. Souabes de naissance tous les trois, comme l’était Schiller, ils offrent tous, ainsi que lui, les traits caractéristiques et si tranchés de cette partie de la population allemande. Le caractère souabe est fait de bonhomie et de malice, de sentimentalité et de réflexion ; il cache une ardeur inextinguible sous des formes pesantes, et laisse échapper des étincelles à travers la fumée d’un langage embarrassé ; il n’a pas le persiflage prétentieux et la raideur du Berlinois par exemple, mais il a plus de grâce et trahit plus d’esprit. Il résulte de là un mélange d’abstraction et de poésie qu’on retrouverait chez tous les écrivains de ce pays, sans en excepter Hegel. Ce dernier n’était pas brillant à l’époque dont nous parlons, il ne le fut jamais ; c’était un étudiant laborieux, passant sa vie à « piocher Kant, » au reste bon compagnon, grand joueur de tarot, s’amusant volontiers et ne choisissant pas avec trop de soin ses amis. Au contraire Schelling, quoique plus jeune avait enlevé tout le monde dès son apparition : brillant, affairé, beau diseur, affirmatif, il eut bientôt un cercle d’admirateurs. Hœlderlin avait pour Hegel une amitié plus particulière ; l’identité de l’âge, l’analogie des goûts, surtout, une même passion pour l’antiquité grecque et pour les tragédies de Sophocle, les rapprochaient. Si l’on embrasse dans son entier l’œuvre philosophique d’Hegel depuis la Logique jusqu’aux leçons sur la religion et l’art, on voit que la pensée qui la domine est celle d’une division profonde introduite dans les forces morales de l’homme, du conflit entre la raison et l’imagination ou le sentiment, l’harmonie aujourd’hui détruite, Hegel croyait la trouver à un certain moment de l’hellénisme. L’unité des forces morales dans l’homme, puis la rupture qui a éclaté entre elles et qui subsiste encore, caractérisent à ses yeux les deux grandes situations de l’esprit désignées sous les noms de classique et de romantique, et forment l’idée qui préside, à ses théories sur la religion, l’histoire et l’esthétique. Or cette idée n’est pas chez Hegel une conception tardive ; elle remonte au temps de ses études universitaires, à ces études faites en commun avec Hœlderlin, à la lente contagion de l’enthousiasme de celui-ci, qui était comme une incarnation allemande de