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de quelques esprits, ingénieux. Le culte de la Grèce antique n’était pas chez lui une fantaisie de l’imagination ni une thèse adoptée de sang-froid ; il était à la fois une conviction et un instinct, j’ai presque dit une maladie, car il contribua beaucoup à la catastrophe où périt ce malheureux génie. Ce poète, un des plus éminens de l’Allemagne, quoiqu’une destinée ennemie lui ait refusé jusqu’à cette heure le rang qui lui appartient, est Frédéric Hœlderlin. Digne par son talent du plus sérieux intérêt, il ne l’est pas moins par le grand mouvement philosophique et poétique auquel il a participé activement. Il n’a point fait, il ne pouvait point faire école ; mais longtemps après lui des poètes, des philosophes, héritiers de son enthousiasme, mécontens d’un régime politique qui ne donnait à leur pays ni la liberté ni la gloire, se sont réfugiés à son exemple dans les souvenirs de la Grèce comme dans une patrie idéale, rêvant ainsi qu’Hœlderlin le jour encore éloigné où ils pourraient en sortir pour rentrer dans la vraie patrie.


I

En 1843 vivait encore à Tubingue un vieillard qui appartenait, par l’époque de sa naissance, à la grande génération littéraire du siècle dernier. Plus jeune que Schiller de quelques années, à peu près contemporain de Schelling et de Hegel, il avait achevé son œuvre au moment où ce siècle commençait, et depuis lors il errait comme une ombre du passé parmi les hommes, étranger à leurs intérêts et à leurs passions, rentré avant la mort dans le sein de la nature infinie qu’il avait adorée : il était fou. Il y avait quarante ans que durait ce sommeil de sa raison, interrompu de loin en loin par des lueurs passagères. Habituellement silencieux et doux, redevenu le proche parent des oiseaux et des fleurs, il avait conservé ce qu’il faut d’intelligence pour se bercer en touchant du clavecin et pour aimer encore la majesté des grands arbres ou la splendeur des nuits étoilées. Il avait conservé aussi la tranquille beauté de ses traits et une gravité d’attitude qu’on eût prise pour le recueillement muet d’un prêtre d’Isis.

Frédéric Hœlderlin était né dans le Wurtemberg, en 1770, à Lauffen, sur les bords du Neckar. Son père, simple pasteur de campagne, était mort deux ans après sa naissance, laissant une femme et deux enfans sans fortune. Celle-ci s’était remariée, et bientôt après, devenue veuve une seconde fois, elle s’était retirée avec sa mère dans la petite ville champêtre de Nurtingen, où elle dut pourvoir, à force de privations, à l’éducation de quatre enfans mineurs. Cette éducation rustique sous la conduits de deux femmes distin-