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chrétienne jusqu’à présenter lui-même à la Sublime-Porte le nom de son successeur et à demander pour lui l’investiture impériale. Le conseil n’était d’ailleurs qu’un foyer permanent d’intrigues et de discordes ; cet esprit de désunion, qui a été si funeste aux Arméniens et qui a causé leur dispersion et leur ruine, dominait là dans toute sa violence, mais sous la forme vulgaire et misérable de petites querelles et de mesquines ambitions.

Cet état de choses dura jusqu’en 1839, non sans exciter de sourdes rumeurs parmi le peuple, privé de toute participation aux affaires. La patience avec laquelle il supporta cette exclusion est d’autant plus étonnante, d’autant plus méritoire de sa part, que depuis longtemps il était organisé en corporations industrielles (esnaf)[1], et avait acquis le sentiment de sa force collective. Il n’avait qu’un pas à faire pour se réunir dans une entente commune faire valoir ses griefs et obtenir une légitime réparation. Une seule de ces corporations, celle des banquiers (sarafs), s’était affranchie de cet état d’ilotisme, et, grâce à sa richesse, elle était parvenue à s’implanter dans le conseil suprême ; mais ce n’était pas un dédommagement suffisant pour le reste de la nation. Les seigneurs de la finance oubliaient volontiers leur origine plébéienne ; le bourgeois gentilhomme est de tous les temps et de tous les pays.

Cependant la fermentation des esprits était si grande qu’il ne fallait plus qu’une occasion pour provoquer un conflit. Cette occasion surgit à propos d’une question relative à l’enseignement public. Depuis 1838, la communauté arménienne possédait à Scutari, sur la rive asiatique du Bosphore, un lycée (djemaran) dont l’accroissement et la prospérité étaient l’objet des vœux de toute la nation. Concevoir et décréter la fondation de semblables établissemens n’est pas difficile, mais les faire vivre est un peu plus malaisé. Pour subvenir à l’entretien du lycée de Scutari, on comptait sur l’appui et le concours efficace des notables. Vingt d’entre eux firent les plus belles promesses ; chacun s’était engagé à fournir annuellement une

  1. L’esnaf est une association de tous les maîtres exerçant la même industrie. Ils nomment, pour les représenter, un comité de trois membres, président, trésorier et secrétaire. Ce comité a des fonctions dont la durée est illimitée, et dépend de la volonté de tous les associés. Il surveille les intérêts communs et dispose d’une caisse alimentée par les cotisations des patrons et des ouvriers, dont les deniers sont employés à secourir les infirmes, les malades et les vieillards ; il exerce même une juridiction disciplinaire et morale, il réprimande ceux dont l’inconduite est avérée, et au besoin punit les ivrognes et les paresseux. Ce n’est pas tout : comme jadis en France sous le régime industriel que Turgot avait supprimé et qu’une aveugle obstination fit revivre à la chute de ce grand ministre, l’ouvrier arménien ne peut s’établir comme maître qu’avec l’autorisation du président de la corporation, et après avoir produit un double certificat de capacité et de bonnes mœurs.