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Comme chef responsable vis-à-vis de la Sublime-Porte, le patriarche veillait à la perception du kharadj, dont la rentrée s’opérait sous sa garantie et par ses agens. Devant son tribunal étaient portées une foule d’affaires litigieuses, civiles ou criminelles ; tout ce qui a rapport aux mariages, — les instances en séparation de biens ou de corps, les questions si compliquées des empêchemens canoniques, celle non moins délicate des secondes noces, — était de son ressort. Juge suprême des mœurs, il avait des attributions qui n’étaient pas sans quelque analogie avec celles qu’exerçaient les censeurs à Rome. Quoiqu’il ait perdu maintenant une bonne partie de son autorité, ce qui lui en reste suffit pour qu’on puisse le regarder comme l’homme le plus considérable de la nation. La tenue des registres de l’état civil, la célébration des mariages, qui est une affaire purement religieuse, sont de sa compétence, — exercées par lui directement ou sous son contrôle par ses subordonnés.

Ce double pouvoir civil et religieux aurait pu être bienfaisant et utile à tous, s’il eût toujours été placé en des mains actives et dirigées par un esprit juste et éclairé, s’il n’eût pas été contrarié par un pouvoir rival, infatigable dans ses agressions et ses empiétemens.

Il y avait à Constantinople une classe d’hommes qui devaient leur importance à la naissance et à la richesse, et qui assurèrent leur influence par la création d’un conseil suprême qui s’arrogea le titre de conseil national (azkain joghov). Cette assemblée se recrutait parmi l’aristocratie arménienne ; ses membres appartenaient presque tous aux familles nobles qui lors de la chute de la dynastie des Bagratides et à la prise d’Ani, leur capitale, dans la Grande-Arménie, en 1169, vinrent à la tête de 70,000 de leurs compatriotes se réfugier à Constantinople. La plupart de ces familles s’éteignirent peu à peu, mais à côté d’elles il s’en éleva d’autres qui, à l’instar des patriciens de Venise, avaient gagné leur fortune dans le commerce ou dans la banque ; elles ne tardèrent pas à se glisser à leur tour dans le conseil suprême. La masse du peuple n’eut aucune part à la formation de ce nouveau pouvoir, qui prétendait pourtant le représenter, quoique l’intérêt public fût la moindre de ses préoccupations. Le patriarche, chef légal de la nation depuis la conquête ottomane, vit diminuer peu à peu l’ascendant que comportait la dignité dont il était investi. Le conseil suprême confisqua le patriarcat à son profit. Souvent celui qui était appelé à ces hautes fonctions, choisi dans les rangs infimes de la société, n’était que l’instrument docile des volontés et des caprices de cette envahissante oligarchie. A la moindre résistance, elle le forçait de donner sa démission, et le prélat renversé de son siège poussait l’abnégation et l’humilité