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vrai que le chiffre ne faisait pas grand’chose : 100,000 livres ou 10,000, peu importait, elle ne pouvait pas plus payer l’un que l’autre. Ses adversaires le savaient bien. Aussi, sans même attendre sa réponse, les voilà qui envahissent Chenonceau, qui s’établissent, parlent en maîtres, arrêtent les revenus, saisissent, instrumentent à grand renfort de criées, d’affiches et de proclamations. Chenonceau pouvait se croire revenu aux procédures de 1551, et Louise n’était pas mieux traitée que Bohier ne l’avait été jadis. Dépossédée violemment, tolérée provisoirement dans son propre château, réduite à cette humiliation de devoir un asile à la pitié, à la condescendance des gens de loi, elle voyait venir le jour où il lui faudrait sortir de ce refuge pour se trouver peut-être sans abri.

L’adjudication devait avoir lieu le 24 juin 1598, et certes les acheteurs ne feraient pas défaut ; un surtout s’était déjà mis sur les rangs, et d’une manière décisive. Celui-là n’avait qu’à vouloir, l’argent ne lui manquerait pas tant qu’il en resterait dans l’épargne royale. C’était Gabrielle d’Estrées, duchesse de Beaufort, la bien-aimée de Henri IV. Il était écrit que toutes les reines y passeraient, reines légitimes ou reines de la main gauche. Gabrielle était venue en 1597 visiter Chenonceau en compagnie de son royal amant. En sa double qualité de femme et de favorite, elle ne pouvait échapper à la contagion. Elle eut à son tour ce qu’on pourrait appeler la maladie de Chenonceau. Le remède était facile, puisque justement Chenonceau allait être mis en vente. Gabrielle n’avait pas perdu de temps pour se l’assurer. Dès le 24 décembre 1597, c’est-à-dire quelques jours à peine après l’arrêt ordonnant la saisie et avant même qu’il fût signifié à Louise de Vaudemont, la duchesse de Beaufort avait conclu un accord avec le sieur Du Tillet, syndic d’une partie des créanciers de Catherine, accord par lequel Gabrielle d’Estrées, moyennant la somme de 22,000 écus payables le premier juillet 1598, acquérait tous les droits, privilèges, rentes, hypothèques, constitués sur Chenonceau, se réservant de surenchérir contre les acheteurs étrangers lorsque viendrait le temps de la vente judiciaire.

On voit que Gabrielle avait pris ses précautions. En vain la reine douairière avait interjeté appel au parlement, alléguant qu’on avait procédé aux criées avant même qu’elle eût pu faire l’option de payer ou de déguerpir. Le parlement avait repoussé cet appel, et la malheureuse reine ne pouvait plus conserver d’espérance, lorsqu’un événement survint qui changea la situation et fit de Gabrielle un allié pour Louise au lieu d’un adversaire. Cet événement, ce fut la soumission du duc de Mercœur, le frère de Louise de Vaudemont et le seul chef ligueur qui n’eût pas encore déposé les armes. Lorsqu’en 1598 il fit sa soumission et livra au roi la Bretagne, un des