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ses juges. Et puis aurait-il protesté ? Il y avait tant de moyens de lui fermer la bouche. On l’aurait décrété de prise de corps, et une fois en prison, bien adroit s’il eût pu se faire entendre, ou bien on l’eût menacé de lui faire son procès comme à un administrateur infidèle, et assurément cette menace lui eût donné à réfléchir. Bohier savait par l’expérience de sa propre famille que des comptes en règle ne vous sauvaient pas toujours de la confiscation, voire du gibet, témoin Gilles Berthelot, son cousin, dépouillé de ses biens et condamné à l’exil ; témoins ses deux oncles Jean Poncher et Jacques de Beaune Semblançay, tous deux pendus haut et court au gibet de Montfaucon. Les choses eussent été vite, si l’inculpé eût tenté de se défendre ; mais Bohier en fuite, comment l’atteindre ? Le condamner par contumace ? condamnation provisoire et précaire ! Bohier par sa seule présence eût toujours pu tout remettre en question, et qui sait, triompher peut-être, les circonstances ayant changé. Or ce qu’on voulait, c’était une solution irrévocable, inattaquable, inaccessible à tout appel et à toute nullité. On s’ingénia de mille façons. A défaut du vrai Bohier, le grand-conseil assigna ses frères, il assigna sa femme ; que dis-je ? il l’assigna lui-même, mais de loin, comme on va voir. Bohier était à Venise, on l’assigna à Lyon, en plein vent, aux quatre coins de la ville, comme dans les villages on réclame les objets perdus[1].

Tout cela était fort ingénieux, mais n’avançait guère les choses ; messieurs du conseil du roi demeuraient fort embarrassés. D’autre part, le pauvre Bohier n’était pas beaucoup plus à son aise. En son absence, tous ses biens, toutes ses affaires allaient à la débandade : son exil volontaire le ruinait aussi sûrement, aussi complètement que l’eût pu faire le triomphe de ses ennemis. Tout ce qu’il gagnait à sa fuite, c’était la liberté de sa personne ; mais cette liberté il la payait de ses honneurs, de sa fortune il la payait de toutes les tristesses, de toutes les angoisses de l’exil.

On suppose impossible que cela pût durer ainsi. Pourtant les choses en restèrent là pendant deux ans, les deux partis s’observant et s’attendant l’un l’autre. Enfin, à bout de patience, le roi fit faire quelques ouvertures. On pense bien que Bohier ne les repoussa pas, quoiqu’il eût appris à ses dépens ce que valaient les transactions et la parole des rois. Peut-être avait-in espéré, par la perspective d’un arrangement, allécher Bohier et le faire sortir de sa retraite ; mais le fugitif n’était pas si simple que de venir se jeter dans la gueule du loup. Il se contenta de donner ses pleins

  1. « Si mandons à nostre huissier que nostre dite évocation (devant le grand-conseil) il lui signifie et face savoir… à son de trompe, en nostre ville de Lyon, comme estant la principale du côté de Venise… ce par les carrefours d’icelle accoutumez à faire cris et proclamations… » Lettre royale de novembre 1551.