Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/775

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moitié prix ; il faut à la fleur son parfum, sa saveur au fruit. La nationalité dans le règne des arts a ce quelque chose de virtuel. Très souvent il arrive qu’elle donne au talent un goût particulier qui dès l’abord le met en vogue. Quand au lendemain de ses plus triomphantes soirées d’Otello, de la Gazza, de Semiramide, la Malibran courait les salons, prodiguant partout ses boléros et ses séguidilles, chantant le Contrabandista avec cette flamme du sud qui rayonnait en elle et la consumait, la Malibran obéissait à l’originalité individuelle de son talent ; elle faisait ce que depuis a fait a sa manière Jenny Lind, ce que fait aujourd’hui Mlle Nilsson. Sa nationalité espagnole lui sortait par les pores en étincelles diaboliques, tout comme la nationalité suédoise d’une Jenny Lind, d’une Nilsson, éclatera plus tard en vibrations diamantines, en notes chromatiques taillées à mille facettes dans le plus transparent cristal de roche ; mais qu’on ne s’y trompe pas, au succès du théâtre les succès du monde aident beaucoup. Le génie a ses lendemains par lesquels il se complète, la Malibran chantant le Contrabandista avec sa verve espagnole était encore Rosine, Ninetta, de même qu’on retrouvait dans ces tyroliennes de Jenny Lind un vague ressouvenir de son interprétation des clairs de lune de Bellini dans Norma.

Ainsi de Mlle Nilsson ; la nationalité pour elle comme pour les autres aura beaucoup fait. C’est une valkyrie et non point une élève du Conservatoire plus ou moins réussie. Le public, dès sa première apparition dans Violetta, s’était dit comme nous : « Il y a là quelqu’un qui n’est assurément pas tout le monde ; attendons ! » On attendit la Flûte enchantée, et Mozart servit de parrain au vrai baptême. Jamais succès ne fut plus honnête, plus charmant. Elle aussi a ses lendemains, à l’Hôtel de Ville, dans les fêtes municipales de l’exposition, à la chapelle des Tuileries, où M. Auber lui fait chanter ses Sanctus et ses Benedictus, trompant ainsi son regret de ne l’avoir pas à l’Opéra-Comique pour y répéter l’ouvrage nouveau qu’il vient d’écrire à quatre-vingt-quatre ans. C’était en effet à qui l’aurait ; le Théâtre-Italien, l’Opéra-Comique, l’Académie Impériale, tout le monde en voulait. Mlle Nilsson en a donc fini avec le Théâtre-Lyrique, cette première étape brillamment parcourue ; elle arrive à l’Opéra, où l’hiver prochain doit la voir apparaître dans un Hamlet quelconque pour chanter Ophélie. Puisqu’on nous le dit, croyons-le ; mais n’y comptons pas trop, car la fille du chambellan Polonius, après s’être noyée sous le saule, pourra bien être enterrée depuis longtemps entre ce fou d’Yorick et cet autre pauvre fou de don Carlos, que Mlle Nilsson jeune et vaillante revivra dans Alice de Robert le Diable et certains rôles grands et mignons du répertoire.

On aura beau chercher, s’agiter, il faudra toujours en revenir là. Point de salut à l’Opéra en dehors du répertoire. C’est triste à dire, mais c’est vrai. Sept ou huit ouvrages : Les Huguenots, Guillaume Tell, Don Juan, Hubert le Diable, l’Africaine, la Muette, le Prophète, puis rien, ni dans le présent ni dans le passé, car la Juive même est une ruine, moins qu’une