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rayés, et à ceux qui demanderont une garantie plus personnelle on vendra pour quelques pouls un talisman qui émousse le sabre de l’infidèle et rend les balles plus inoffensives que les moustiques. Grâce à ce mode pieux d’entendre la politique mondaine, les affaires du ciel vont peut-être assez bien à Bokhara, mais celles de l’état sont déplorables : les Russes sont pour la seconde fois près de Samarkande, et les Afghans, avec leurs réformes impies et leurs bataillons vêtus de la tunique maudite des Francs, ont pris Balkh, Siripoul, Andikho, Schibergan, et tiennent la ligne de l’Oxus.

On peut soutenir le droit absolu d’un peuple à se suicider, et en vertu de ce beau principe on peut se récrier contre l’intervention d’un sauveur étranger, d’autant plus que ces sauvetages sont généralement peu désintéressés. Malheureusement ces peuples en dissolution sont presque toujours dangereux pour la prospérité ou la paix des pays limitrophes, et c’est le cas pour la Boukharie. Avant que les Russes ne fussent sur le Syr-Daria, il pouvait leur être indifférent qu’il se créât sur l’Oxus, loin de leurs frontières, un foyer de superstition ardente et de despotisme militaire, singulièrement redoutable à la sécurité des états musulmans du voisinage ; mais aujourd’hui la Russie a passé en quelque sorte par-dessus deux de ces états et se trouve directement en face de passions avec lesquelles on ne peut raisonner, car toute discussion est impossible avec des hommes qui n’opposent à la diplomatie, froide et sensée que les divagations du fanatisme. Dans le siècle de la guerre mathématique et des armes de précision, les Boukhares en sont encore aux contes bleus et aux miracles niais du Koran, au sabre à double lame des apôtres de l’hégire, et leur dernier mot est toujours une malédiction. Si la Russie est assez mal inspirée pour laisser son œuvre à moitié faite, elle doit s’attendre chaque année, principalement à l’époque du pèlerinage, à des insurrections religieuses dans ses provinces nouvelles, et elle se verra tôt ou tard obligée de recourir au remède radical devant lequel elle aura d’abord reculé, la suppression pure et simple de l’autonomie boukhare. Ce qui se passe en ce moment sur la frontière nord-ouest de l’Inde est de nature à servir de leçon : la présence sur cette frontière d’un agitateur religieux, l’akkond (marabout) de Svat, et les incursions répétées qui en sont la conséquence obligent le gouverneur-général à main tenir dans le cul-de-sac malsain de Peshawer neuf régimens de toutes armes, sans compter d’autres forces cantonnées à Kobat et à Bunno à portée d’appuyer les premières. Cette situation défensive et ruineuse, qui oblige à faire en moyenne une fois tous les trois ans une campagne pénible contre des ennemis insaisissables, sera forcément celle des Russes tant qu’ils se trouveront, avec une