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Perse, s’était fait bâtir une maison décorée et meublée dans le goût élégant de son pays : il fut dénoncé et exilé comme ayant offensé Dieu par un luxe incompatible avec la piété. L’idéal de la ferveur musulmane, c’est une société établie sur le modèle d’un teke de derviches, à savoir une minorité d’oisifs vivant dans la contemplation et la prière, n’ayant que les besoins les plus élémentaires, et les satisfaisant aux dépens de la charité publique, c’est-à-dire, en fin de compte, aux dépens des classes laborieuses et productives.

Une circonstance toute spéciale fait qu’il n’en peut guère être autrement à Bokhara. Cette ville a toujours été, grâce aux saints tombeaux qui y attirent des pèlerins de deux cents lieues à la ronde, la capitale religieuse de l’Asie centrale. Ces pèlerins, qui arrivent chaque année par milliers, y laissent une sorte de résidu qui va grossir la population flottante des mosquées et des couvens de la ville, sans cesse augmentée par cette piété officielle et toute d’ostentation qui a poussé la plupart des émirs à bâtir ou à doter des édifices religieux. Ce n’est pas tout. La ville de Hazret, que les Russes ont conquise en lui donnant le nom de Turkestan, était dans le Khokand une Bokhara au petit pied à cause du tombeau du fameux théologien Kbodja-Ahmed ; les saints qui vivaient de ce pèlerinage se sont réfugiés à Bokhara, de même que leurs confrères des autres villes soumises par les armes du tsar dans le courant de l’année dernière. On comprend aisément que cette adjonction n’a pu s’opérer sans créer partout des froissemens et de redoutables fermens de fanatisme. Aux yeux de la masse du peuple, les progrès des Russes n’ont aucune importance politique ; c’est la question religieuse qui existe seule et qui enflamme partout les passions, surtout dans la capitale. Bokhara est devenue un club où cinq ou six mille énergumènes sans feu ni famille, presque sans habits, traitent et dirigent les affaires publiques avec les vociférations, les imprécations et tout le lyrisme désordonné de l’illuminisme. Ils poussent en avant l’émir, dont l’orgueil trouve son compte à ce rôle de pape armé de la foi en danger, et qui songe d’autant moins à résister à cette tourbe sacrée qu’elle est en somme plus forte que lui ; ils appellent aux armes la population marchande, qui reste indifférente, les paysans, qui sont plus faciles à entraîner, et les nomades, d’autant plus prompts à marcher qu’à leurs yeux une campagne dans les riches plaines du Khokand est à la fois une bonne action et une bonne affaire. Pourquoi se préoccuper de stratégie, de la force de l’ennemi, des moyens d’assurer le succès ? Les saints sont là pour assurer aux gens trop prudens que le fatha (premier verset du Koran), récité avec ferveur, suffit à faire taire les canons