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vous en servir. Rien n’est plus douloureux que de voir une force réelle, incontestable, hors ligne sous beaucoup de rapports, se briser elle-même, faire fi de sa puissance, et se jeter au hasard d’une espèce de fantaisie archéologique que rien ne peut ni expliquer ni même excuser. Quel beau mérite d’exposer des tableaux qui ont l’air d’être restés accrochés pendant vingt ans dans une boutique de charbonnier ! Et je ne saurais trop le redire, le talent de M. Ribot est considérable, et le peintre aurait, sans contestation sérieuse, un important succès immédiat, s’il pouvait se guérir de cette manie de lessiver ses tableaux en noir. Un artiste qui veut aujourd’hui peindre exactement comme peignait Ribeira n’est pas plus intéressant qu’un auteur qui voudrait écrire actuellement comme écrivait Rabelais ; l’un et l’autre risqueraient fort de n’être pas compris. Une pareille prétention touche de près à l’enfantillage, et je crois que notre premier devoir à tous est d’être de notre temps, sous peine de le voir se détourner de nous. M. Ribot a pu en faire lui-même la dure expérience, car sa réputation est loin d’être à la hauteur de son talent.

Le Supplice des coins est une scène de torture ; le patient, attaché, est étendu par terre, un bourreau lui enfonce contre la jambe serrée dans le brodequin de bois des coins à grands coups de maillet ; des moines entourent la victime, recueillent sa confession forcée, l’exhortent et lui montrent le crucifix. En dehors du reproche général qu’on peut faire à cette composition et sur lequel je me suis déjà longuement étendu, je lui en ferai un autre qui me paraît mérité. Le patient crie, car il souffre ; mais ses traits n’expriment aucune douleur, toute l’expression est gardée pour les extrémités et semble surtout concentrée dans les pieds, qui se crispent, se replient sur eux-mêmes, et jurent, par la torsion qu’ils présentent, avec l’impassibilité relative du visage. Pourquoi cette anomalie ? Est-ce encore du Ribeira ? Un vieillard est le portrait d’un vieux Juif rendu avec une étrange vigueur, grâce au procédé de l’artiste. il a placé le visage en pleine lumière ; quant au reste du corps, il disparaît absolument, noyé dans les tons du fond. De loin, on dirait un décapité. Le sacrifice est trop radical, et laisse surtout trop facilement voir dans quelle intention on se l’est imposé. Du reste la tête est d’un relief extraordinaire et d’une puissance rare ; le front ridé, les sourcils en broussaille, le nez allongé et flasque, les joues tombantes, la barbe négligée, sont traités avec un bonheur de touche qui dénote un pinceau très habile. L’œil, un petit œil bleuâtre, transparent, rusé, mobile et perçant, est un tour de force d’exécution. Que d’adresse déployée pour arriver à un tel résultat ! Et quel homme serait M. Ribot, si, possédant déjà son métier, d’une façon victorieuse, il laissait de côté toutes ses vieilles idées d’imitations,