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son arc à la main, il tient la longue flèche qui a tendu la corde. Ne voilà-t-il pas une belle posture pour une statue ! Tout est inharmonieux dans cette pose extravagante, les lignes se contrarient, se heurtent et se nuisent ; le dos est courbé, la nuque soulevée par l’effort ; quand la flèche sera partie, le point d’appui manquera, et l’homme sera culbuté. Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ce n’est même pas exact. Les Cabôclos, qui sont de grands chasseurs d’oiseaux, se mettent en effet sur le dos pour tirer, mais ils lèvent les deux jambes en l’air, appuient l’arc sur leurs deux pieds, et la flèche est maintenue entre les deux orteils. — Le sculpteur n’a osé qu’à demi, et il a rabattu une des jambes par terre, ce qui détruit précisément l’équilibre. Ce tour de force est bon pour un saltimbanque ou pour un sauvage, mais il n’était peut-être pas indispensable de l’approprier à la statuaire. Il ne faut pas confondre l’original et le baroque ; ce sont deux choses essentiellement différentes, et l’auteur du Faune sautant à la corde parait l’ignorer. Faire une statue ne touchant pas son socle, enlevée à l’aide des poignets sur une corde de métal qui sert de base au personnage, ne prouve qu’une chose, c’est qu’on a réussi à trouver un acier assez fort pour supporter un poids considérable ; l’art n’a rien de commun avec ces sortes d’œuvres maladives et biscornues où l’excessive recherche n’accuse qu’une triste stérilité. Tous ces gens qui bâillent, mettent leurs bas, lèvent les pieds en l’air et sautent à la corde peuvent paraître étranges, arracher un sourire au spectateur indifférent ; mais, au lieu de se donner tant de peine pour imaginer ces attitudes contraintes, il eût mieux valu être moins recherché et avoir un peu de talent.

A toutes ces fantaisies violentes et qui sont propres aux époques de décadence, nous préférons sans la moindre hésitation la Fileuse de Procida, par M. Léon Cugnot. C’est fort simple, et l’auteur ne s’est pas mis l’esprit à la torture pour inventer l’impossible. M. Cugnot, qui est de la bonne école, sait que la statuaire est calme par essence, et qu’il est dangereux d’immobiliser, que dis-je ? de pétrifier un personnage dans des gestes outrés. Quand par hasard les maîtres l’ont fait, ils ont mis tant de majesté, d’ampleur et de précision dans leur œuvre que toute exagération disparaît ; de plus ils ont voulu exprimer un des états naturels de l’homme, les souffrances, comme dans le Laocoon ou dans le Milon de Crotone, l’intrépidité, comme dans le Thésée qu’on appelle à tort le Gladiateur, mais jamais ils n’ont essayé de rendre une attitude accidentelle qui n’aurait eu d’autre mérite et d’autre attrait que l’étrangeté. Dans la Fileuse, que j’aurais préféré voir en marbre, car le bronze me paraît l’alourdir quelque peu, tout est vrai, sage et gracieux. Une jeune fille vient de tourner son fuseau pour y enrouler le fil et le