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agités » et il n’en paraissait pas fâché quand il était sincère. Il savait que les tableaux passionnés dont ses vers étaient pleins troublèrent l’âme de beaucoup de ses lecteurs. « Notre amour, disait-il à Corinne, a fait naître beaucoup d’amours ». Ses ennemis ne prétendaient pas autre chose. Ils n’avaient donc pas tout à fait tort de trouver ses ouvrages dangereux ; mais ils allaient trop loin quand ils l’accusaient d’avoir dépravé ses contemporains. C’était attribuer à ses vers beaucoup trop d’importance. Ovide leur répondait avec raison qu’il avait plutôt suivi son temps qu’il ne l’avait dirigé, que la société tout entière était pleine de périls semblables, et que celui qui voulait se perdre en trouvait partout l’occasion ; il lui suffisait de citer ces promenades où s’étalaient tant de beautés à vendre, ces cirques où s’entassaient tous les sexes et tous les rangs, ces théâtres où, comme aujourd’hui, les maris étaient toujours malheureux et raillés, les amans toujours sûrs des faveurs de leurs maîtresses et des applaudissemens du public, ces temples où l’on voyait représentées par les plus grands artistes les aventures galantes des dieux, ce qui devait donnera leurs adorateurs une grande envie de les imiter. Était-il juste, parmi tant de périls, de s’alarmer outre mesure de l’influence fâcheuse que pouvaient avoir quelques vers légers ? Et ces vers mêmes, si maltraités, étaient-ils aussi criminels que les mimes honteux qu’on jouait sur la scène avec la protection du pouvoir, que les romans obscènes qu’on vendait librement chez tous les libraires, et qu’on prêtait aux lecteurs dans les bibliothèques de l’état[1] ? — Toutes ces raisons étaient bonnes ; on ne voulut pas les écouter. Une société a toujours besoin de rejeter sur quelqu’un la responsabilité de ses fautes. Plus elle éprouve de remords, plus elle est disposée à chercher un coupable qui fasse pénitence pour elle, et quand elle l’a bien puni, elle s’accorde à elle-même le pardon et se félicite de son innocence.


II

Ovide avait près de quarante ans lorsqu’il écrivit l’Art d’aimer. Il était grand temps que sa muse devînt plus grave et sa vie plus sérieuse. C’est toujours une crise difficile pour ceux qui ont beaucoup aimé le monde et ses plaisirs que de passer de la jeunesse à l’âge mûr. Ce changement est d’autant plus pénible qu’il est d’ordinaire plus brusque. Suivant la charmante expression du poète, les années viennent sans faire de bruit, tacitis senescimus annis, et l’on ne s’aperçoit guère qu’on vieillit que lorsqu’on est vieux. Il est

  1. Je ne fais ici que résumer les raisons que donne Ovide pour la défense de l’Art d’aimer dans l’élégie qu’il a adressée à Auguste au livre second des Tristes.