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mais, quoiqu’il dise, il n’a pas tout inventé. Corinne n’était pas entièrement un être de raison, et dans la peinture qu’il nous fait de ses plaisirs il y a autre chose que des rêves et des fictions poétiques. Il avoue lui-même quand il est sincère. Au moment où il essaie de défendre sa jeunesse, il lui échappe de dire : « Mon cœur alors était tendre, sensible aux traits de l’amour, et il s’enflammait au moindre feu ». L’aveu est bon à recueillir. Il ne nous trompait donc pas dans ses Amours quand il nous disait en vers charmans qu’il était amoureux de toutes les femmes. « Je n’ai pas la force de me gouverner, je suis comme le navire qu’emportent les flots rapides. Mon cœur ne s’astreint pas à préférer certaines beautés, il trouve cent raisons de les aimer toutes », et il continue en énumérant comme don Juan toutes celles qui lui plaisent. Supposons qu’il y ait dans ses aveux un peu d’excès et de fatuité, le fond n’en est pas moins véritable. Sur ce fond, Ovide a brodé sans scrupule. Il a fait parcourir à ses aventures les incidens ordinaires d’une affection de ce genre pour avoir le plaisir de les dépeindre. Il a profité de l’occasion pour décrire l’amour jaloux, l’amour heureux, l’amour trompé ; mais cette occasion lui était fournie par sa propre histoire, et ceux qui allaient chercher dans ses élégies des raisons pour attaquer sa jeunesse n’avaient pas entièrement tort.

En se permettant ainsi de changer et d’embellir la réalité, le poète a jeté quelquefois un peu de vague dans ses peintures. Par exemple nous ne savons pas bien distinguer dans quel monde il nous introduit. L’incertitude est grave, et nous verrons plus tard qu’on en a cruellement abusé contre lui. De quelle sorte de femmes se composaient ces réunions joyeuses qu’il nous a décrites ? qu’était surtout cette Corinne qui fut son premier amour ? Tout ce que nous savons d’elle, c’est que ce nom ne lui appartenait pas et que le poète l’avait imaginé pour dissimuler le sien. S’il craignait de la compromettre, c’est qu’apparemment elle avait une réputation à ménager. Ce n’était donc pas une de ces femmes qui courent les aventures et cherchent le bruit. Celles-là auraient souhaité d’être nommées, car les vers d’un grand poète les auraient mises à la mode. Était-ce tout à fait une femme du monde ? On pourrait le croire à la façon dont Ovide désigne celui auquel il l’a enlevée : il l’appelle son mari, vir suus. « Une femme si bien gardée, que protégeaient un mari, un serviteur vigilant, une porte solide, que d’ennemis à vaincre ! » Qu’on suppose, si l’on veut, que ce nom de mari en cache un autre moins honorable, il faut bien avouer que la conquête de Corinne avait été difficile, et qu’elle ne devait pas être de celles