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dont on jouit. À la place des affaires publiques, dont elle ne s’occupait guère, elle avait d’autres sujets de distraction qu’elle préférait. L’intérêt de l’existence était changé. On ne le mettait plus comme autrefois à conquérir l’influence politique, à gouverner les partis, à passionner les assemblées ; on le mettait à briller dans les réunions polies, à les occuper de la réputation de son esprit ou du bruit de ses aventures. C’était un monde d’oisifs très affairés, in otio negotiosi, et ces mille riens si importans dont se compose la vie mondaine leur ôtaient le loisir de regretter l’activité virile qu’ils avaient perdue. Telle est l’idée que je me fais des contemporains d’Ovide en lisant ses œuvres. Je n’oserais pas dire tout à fait que ce fut une époque heureuse ; le bonheur, dans son sens le plus général, contient aussi ce plaisir sérieux qu’on éprouve à se sentir le maître de soi-même, à diriger des destinées, et l’on s’était mis alors sous l’entière dépendance d’un homme ; c’était au moins une époque parfaitement satisfaite de son sort. Aucune autre n’a mieux joui des biens qu’elle possédait et moins songé à ceux dont elle était privée.

On comprend que cette société convînt à Ovide et qu’il se soit félicité d’y vivre : personne n’était mieux fait que lui pour s’y plaire. Qu’il y ait obtenu des succès de tout genre, qu’il y ait longtemps vécu de la vie des gens de son âge et de son rang, nous pourrions le supposer, même s’il nous l’avait caché, et il a pris la peine de nous le dire. Ses Amours contiennent l’histoire de sa jeunesse, et l’on y voit, à toutes les aventures qu’il raconte, que cette jeunesse fut très dissipée. Il est vrai que plus tard, dans son exil, il a beaucoup cherché à atténuer le mauvais effet de ses premiers ouvrages. Ses lettres à l’empereur et à ses amis sont pleines de désaveux. Il voudrait nous faire croire que ses mœurs valaient mieux que ses écrits, et que a si sa muse a été légère, sa vie au moins a été pure. Il est bien possible en effet qu’il y ait beaucoup d’inventions et de mensonges dans tous ces récits qu’il nous a faits. Ses vers ne sortent pas du cœur comme ceux de Catulle. On ne trouve pas dans ses élégies de ces confidences involontaires qu’arrache la passion, et qui portent avec elles l’accent de la vérité. Je me le figure plutôt comme un débauché d’imagination, et il me semble que la tête avait plus de part que l’âme à ses désordres. Son tempérament maladif, sa santé fatiguée n’étaient pas capables de grands excès. Il nous dit qu’il était pâle et qu’il ne buvait presque jamais de vin. Quand il chante ses amours, sa blessure est toujours légère ; elle ne l’occupe pas assez pour lui faire oublier qu’il est poète. L’artiste subsiste à côté de l’amant, et songe à tirer de ce qu’il fait ou de ce qu’il voit un bon profit pour sa poésie. Il a donc pu exagérer ses sentimens, il a embelli la réalité pour la rendre plus digne de plaire aux lecteurs ;