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Convaincre de la perfectibilité des sociétés humaines, et malgré toute sa bonne volonté il ne peut parvenir à constater, dans ce remue-ménage perpétuel de l’humanité qui nous fait croire à une marche en avant, qu’un perpétuel déplacement de forces. L’inexorable nature nous fait toujours payer chacun de nos gains par une perte, et tient la balance des biens et des maux avec autant d’exactitude dans la vie des sociétés que dans la vie des individus. Telle serait au fond, je le crois bien, la doctrine de l’auteur, si un long attachement à des doctrines embrassées autrefois avec la ferveur de la jeunesse ne le poussait à cette autre conclusion que je me permettrai de formuler ainsi : il est vrai que ce que nous nommons progrès n’est qu’une série de déplacements ; mais, comme ces déplacements s’opèrent sur une surface de plus en plus étendue, on peut affirmer que le progrès existe, puisque chacune des évolutions de l’humanité exige pour se déployer une circonférence toujours plus vaste. Nous n’oserions prédire que ce livre satisfera pleinement beaucoup de lecteurs, ni même qu’ils sauront y lire les doctrines que nous venons d’indiquer ; mais, quoi qu’il en soit, le lecteur ne le lira ni sans plaisir, ni sans profit, car il y trouvera, outre un petit roman agréable, quantité de pages éloquentes entre autres celles où son décrits les plaisirs d’imagination qu’ont connues les hommes du moyen âge, et celles consacrées au chronique Orderic Vital, qui peuvent compter parmi les meilleurs que l’auteur ait écrites.

Mais si la perfectibilité est un problème pour l’humanité, elle est une réalité pour les individus ; le progrès, qui peut si difficilement se mesurer chez les nations, se laisse parfaitement saisir dans la vie de chacun de nous, et de cette vérité banale M. Victor Cherbuliez est une preuve éloquente. Depuis ses débuts, nous l’avons vu toujours en travail sur lui-même, accroissant toujours davantage le champ de son observation, désireux d’ouvrir à son imagination des horizons toujours plus vastes et de donner à ses lecteurs les surprises d’émotions toujours nouvelles. M. Cherbuliez a donc prêché par son propre exemple les doctrines qu’il a exposées dans son Grand Œuvre ; ainsi avons-nus l’entière confiance qu’il continuera de nous démontrer par son prochain livre la vérité de la théorie du progrès à la manière de ce philosophe antique qui, pour démontrer la réalité du mouvement, se prit à marcher devant ses interlocuteurs.


ÉMILE MONTÉGUT.