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loisir actif que tous les génies originaux l’ont toujours acheté et l’achèteront toujours, au prix même de la pauvreté, de la misère et de la solitude. Ainsi pensa sans doute M. Cherbuliez lorsqu’il refusa un préceptorat qu’on lui offrait pendant son séjour à Bonn, préférant compléter son éducation par des voyages qu’un héritage légué à cet effet lui permettait de faire, et sacrifiant ainsi avec bon sens une occasion de pousser sa personne dans le monde pour y pousser plus avant son intelligence. Un an de séjour à l’université de Berlin le dédommagea de ce sacrifice. Là il se dévoua tout entier à l’étude de Hegel, dont il connut les principaux disciples, et entretint des relations intéressantes avec Schelling, devant lequel, nous dit-il, il avait soin de dissimuler la tendresse que lui inspirait son rival. Cependant la philosophie n’eut pas seule toute l’affection de M. Cherbuliez. Tout bon Allemand avait deux passions avant que l’apparition de M. de Bismarck n’en eût fait naître une troisième moins inoffensive que les deux autres, la philosophie et la musique ; M. Cherbuliez les partagea toutes deux pendant son séjour à Berlin.

Il avait juré de manger jusqu’au dernier sou le petit héritage qui lui avait été légué pour voyager ; il tint parole. Il a visité successivement la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Asie-Mineure, Constantinople et la Grèce, et chacun de ces voyages a plus tard produit son fruit à son heure. Les Causeries athéniennes sont nées en Grèce, le Prince Vitale est né en Italie, le Compte Kostia sur les bords du Rhin, le Roman d’une honnête Femme est le résultat du degré de connaissance que le jeune auteur a acquis de nos mœurs ; Paule Méré est le seul de ses livres qui puisse être revendiqué par Genève.

Voilà bien des études, direz-vous, pour arriver à produire quelques œuvres intéressantes d’imagination, et nous avons peine à croire que ces œuvres n’eussent pas valu tout autant alors même que la jeunesse de l’auteur n’aurait pas été aussi studieuse. Nous admettons facilement que, sans de pareilles études, l’auteur n’aurait jamais si bien raisonné sur l’art de la Grèce et la renaissance italienne ; mais en quoi son savoir si varié a-t-il pu l’aider dans la conception et la composition de ses romans ? A cela on pourrait répondre d’une manière générale que les véritables services que nous rend la science sont comme ceux de toutes les choses de ce monde, de nature indirecte et non directe. Certes il serait impossible de saisir le lien qui existe entre la philosophe grecque ou allemande et des récits ingénieux comme Paul Méré et le Roman d’une honnête Femme. Cependant on est bien forcé d’admettre cette conclusion, que, s’il n’avait pas étudié les philosophes grecque et allemande, l’esprit de M. Cherbuliez serait sensiblement différent de ce qu’il est, et que par conséquent, une œuvre étant toujours en rapport