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ce sont les paroles de la sagesse qui lui révèlent la science de la volupté.

Les anciens avaient fixé à neuf le nombre des muses ; ils croyaient avoir compté pour toujours les inspiratrices de l’imagination et de l’intelligence humaines, et depuis eux le monde s’était habitué à considérer la famille comme complète ; mais voilà que, par une sorte de miracle inattendu de fécondité, à un âge ou l’on croyait qu’elle n’enfanterait plus, la vieille Mnémosyne a mis au jour une dixième fille, qui s’est appelée Crineis ou muse de la critique. Le sort des enfants derniers-nés est généralement net et tranché ; ils sont les plus favorisés ou les plus négligés de tous, et quand ils ne jouent pas dans la famille le rôle de Benjamin, ils jouent celui de Cendrillon. Ce dernier sort a été celui de cette dixième déesse, qui est cependant plus qu’aucune de ses sœurs la véritable muse de l’âge moderne, et qui est bien plus encore destinée à être celle des âges à venir. Comme toutes les grandes choses, elle est née obscurément, sans que personne pût se douter que l’imagination humaine allait trouver la plus puissante inspiratrice qu’elle ait eue depuis la très ancienne date de la naissance de Clio, la muse de l’histoire. Condamnée comme Cendrillon aux labeurs pénibles et aux besognes ingrates, son influence ne semblait pas destinée à sortir jamais de l’enceinte des écoles et des collèges ; elle paraissait réservée au rôle modeste de conseillère et de ménagère de quelques professeurs et érudits plutôt qu’à devenir, comme ses sœurs, la déesse et la reine de ces âmes princières qui s’appellent les grands poètes et les grands artistes. Trier des papiers, comparer des textes, annoter des éditions, fixer des points douteux de philologie et d’histoire, tel était le lot modeste qui lui était assigné malgré les prodigieux efforts entrepris pour révéler son mérite et sa vraie portée par Lessing, lorsque le plus grand poète de notre âge l’épousa en noces secrètes, et en fit l’inspiratrice assidue de sa longue et glorieuse carrière. Cette qualité de muse que nous attribuons à la critique, Goethe est le premier qui la lui ait reconnue. Le premier en effet, il appliqua ces grands principes qui furent la règle de toute sa poétique : l’intelligence est le vrai fondement de l’admiration et de l’amour ; par conséquent ce qui nous donne le plus profondément l’intelligence des choses est aussi ce qui nous en révèle le mieux la réelle beauté. Or l’office de la critique consistant précisément à nous donner l’intelligence véritable des choses, elle est donc une source de poésie, -— la plus féconde et la plus vive de toutes peut-être. Le poète de nos âges d’extrême civilisation, guidé et soutenu par la critique, est tout semblable à ces personnages de Léonard de Vinci qui ont eu la joie de retrouver la nature, abolie en eux par une vie sociale