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les plaisirs sont mêlés d’amertume, et il en veut au Dieu des chrétiens d’attrister encore cette vie et de défendre ces plaisirs. Croyez-vous cependant qu’en brisant le joug de cette religion de la douleur il retrouvera la gaîté d’un enfant de l’Hellade, croyez-vous qu’en secouant la cendre de l’humilité chrétienne il va se couronner de roses et s’asseoir au banquet d’Anacréon ? Non, il est trop tard pour se faire païen du fond du cœur, il est trop tard de deux mille ans ! L’homme souffre, et le christianisme lui a donné la perception trop claire de sa souffrance. Il peut s’arracher du cœur l’espoir que le Christ a apporté sur la terre, mais il ne peut en arracher les épines que la vie y enfonce. Il cherche à endormir sa peine au sein des jouissances du corps, mais toujours l’esprit aura son douloureux réveil et « lèvera le linceul du plaisir. » Les vers de M. Swinburne ressemblent au lendemain d’une orgie. Ils ne sont pas moins tristes que sensuels ; ils sont pleins de colères et de violentes insurrections contre Dieu, qui a fait le plaisir si passager. Satan est l’ange de l’orgueil ; l’impiété de M. Swinburne est celle de l’ange de la volupté. De même que la foi, l’incrédulité varie suivant les hommes : il semble que pour être païen comme M. Swinburne il faut avoir été, ne fût-ce qu’un instant, fanatique de calvinisme. Entre le Dieu tyran qui obsède sa pensée et le Dieu vengeur qui grondent tonné dans les sermons des presbytériens du XVIIe siècle, il n’y a pas bien loin[1].

Pourquoi nous imposer à nous et au lecteur la tâche de recueillir dans le dernier volume de M. Swinburne de nouvelles preuves de ce qui n’est que trop évident ? Presque tout dans ce livre est rempli de révoltes contre les dieux, d’anathèmes contre les femmes. Quand on ne voit qu’un côté de la vie, on n’a qu’une corde à sa lyre : aussi la monotonie est-elle souvent le caractère du talent de M. Swinburne. Nous avions songé à traduire l’Hymne de Proserpine, qui est d’une grande beauté de diction et d’harmonie ; mais la pièce est trop longue, et le goût même est blessé de quelques profanations qui la déshonorent. C’est la malédiction d’un païen qui meurt au moment du triomphe du christianisme et qui invoque dans l’avenir le retour de ses dieux, surtout de sa belle Vénus, car le paganisme du poète cesse d’être le polythéisme, et ses dieux se résument tous dans la déesse de la beauté. Contentons-nous d’en extraire ce passage étrange sur la fatalité.


« Les jours de délices et de joie, d’ardeur et de tristesse, sont balayés

  1. Il y aurait de curieux rapprochemens à faire entre les impiétés de M. Swinburne et les excès fanatiques de la prédication presbytérienne d’autrefois, surtout on Écosse. Voyez Buckle, Civilisation in England, chap. 19.