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quelles conditions l’Angleterre a-t-elle goûté, aime-t-elle encore aujourd’hui et de plus en plus ce poète sympathique et pur, qui pourtant était déjà sur la pente où l’a infiniment dépassé le poète nouveau ? voilà ce que nous devons nous demander d’abord. Quelques aperçus touchant le paganisme de Keats nous aideront aussi à mieux comprendre son successeur. Ce n’est pas là un épisode rétrospectif, ce n’est pas même sortir de ce qui est actuel : nous avons devant nous une édition nouvelle, plus complète des poésies de Keats, enrichie d’une fine et délicate notice par un initié, presque par un maître en l’art des vers.


I

Ce qu’André Chénier a été pour le paganisme poétique dans notre littérature, John Keats l’a été dans la littérature anglaise. Au premier abord, on ne saisit entre eux que les ressemblances ; les différences ne se font sentir que plus tard. Bien que l’auteur d’Endymion soit né un an après que l’auteur de la Jeune Captive eut porté sur l’échafaud cette tête si jeune et si pleine de pures harmonies, leurs écrits les rendent contemporains : les œuvres d’André Chénier ne furent publiées qu’en 1819 ; le poème de Keats est de 1818. Tous deux, où méconnus ou ignorés durant leur vie, ont révélé à leur pays après leur mort une poésie nouvelle ; les écrits des deux poètes, avec une portée inégale, sont devenus la préface d’un mouvement littéraire. Pour tous deux, la mort a été prématurée et violenté : le malheureux Keats fut exécuté en quelque sorte par la critique, exécuté dans ce qui était sa vie, dans ses poésies, et il en mourut, dit-on. L’auteur de la notice qui précède la nouvelle édition des poésies de Keats, lord Houghton[1], a réuni tout ce qui peut être dit en faveur d’un Keats plus courageux, plus mâle, mieux pourvu de cette qualité que les Anglais appellent manliness. Sans doute on ne doit pas faire grand fond sur les vers de Don Juan où Byron parle du pauvre jeune poète mort d’un article de revue ; mais il y a les deux strophes vengeresses de Shelley contre le critique de Keats dans l’élégie d’Adonaïs, il y a le témoignage des amis et des parens de la victime, auquel on n’a opposé rien de solide ; il y a enfin le caractère même de l’écrivain, cette organisation de sensitive, cette âme malade livrée à toutes les atteintes de son imagination. Le pauvre poète de vingt-six ans s’était

  1. Lord Houghton, qui a déposé cette couronne sur la tombe de Keats, est lui-même un poète fort distingué, plus connu sous le nom de Monckton Milnes, avant que le peerage fût venu déconcerter. les lecteurs de ses vers délicats et légèrement lakistes. Nous l’avons rencontré plus d’une fois dans des études précédentes.