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à la France sous des princes aussi pieux que ceux-là. Louis XVIII tenait son conseil des ministres à jour fixe ; mais il n’y avait point d’affaires, surtout pas de décisions à prendre. M. Beugnot, chargé du portefeuille de la marine, remplissait à lui seul les triples fonctions de ministre, de directeur et d’expéditionnaire. Les ministres dînaient à table d’hôte, à trois francs par tête. Le repas ne brillait point par la somptuosité, mais il était assaisonné par l’esprit des convives. Les émigrés se permettaient des parties de campagne. Ils mangeaient des matelotes, buvaient de la bière de Louvain. « Ces dîners rustiques n’étaient pas plus dispendieux que ceux de la ville, et ils étaient encore plus agréables. On y laissait la politique de côté pour ne mettre sur le tapis que des sujets de littérature ou de beaux-arts. L’aller et le retour à travers des plaines chargées de verdure et d’espérance étaient aussi des jouissances, et ces petits déplacemens avaient le mérite de rompre l’uniformité de notre vie. » Le comte Beugnot ajoute, il est vrai, après cette bucolique un peu intempestive : « Il semble que sur la terre étrangère l’amour de la patrie se ravives pour être séparé de son objet ; nous pleurions sur les maux que l’invasion attirerait sur la France. » Non, ces pleurs ne sont pas touchans, ils vont mal avec la matelote, la bière de Louvain, les parties de campagne et la littérature légère.

Mieux inspiré, M. de Chateaubriand, malgré son égoïsme, eut au moins le bon sens de comprendre que dans ces jours néfastes tout Français devait courber la tête et souffrir. Il n’entendit pas sans une émotion douloureuse l’écho du canon de Waterloo. Le 18 juin 1815, il se promenait dans la campagne, lorsqu’il crut entendre un roulement sourd. Le vent du sud, s’étant levé apporta plus distinctement le bruit de l’artillerie. « J’aurais été moins ému, dit-il, si je m’étais trouvé dans la mêlée ; mais seul, sous un arbre, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids de mes réflexions m’accablait. Bien qu’un succès de Napoléon m’ouvrît un exil éternel, la patrie l’emportait en ce moment dans mon cœur. Mes vœux étaient pour l’oppresseur de la France, s’il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère. » On voudrait chez M. Beugnot quelques accens de cette nature.

Sous la seconde restauration, le rôle du comte Beugnot fut moins important que sous la première. Au moment du retour de Gand, il était cependant encore en pleine faveur. Ce fut lui qui présenta au roi l’ordonnance nommant Fouché ministre de la police. Il raconte que la plume échappa des mains de Louis XVIII : le sang lui monta au visage ; puis il ramassa la plume, et, se rappelant la mort de Louis XVI : « Ah ! mon malheureux frère, s’écria-t-il douloureusement, si vous m’avez vu, vous m’avez pardonné ! » Il se décida enfin à signer, mais de grosses larmes lui tombèrent des yeux et mouillèrent le papier. M. Beugnot voulut donner au prince de Talleyrand quelques détails, sur les circonstances qui avaient accompagné cette signature. « Je vous en dispense, lui dit le sceptique homme d’état, et je vous