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minutieux détails, il chicana le comte Beugnot sur un certain nombre d’affaires. Celui-ci en pleura. Il se regardait comme disgracié. Un de ses collègues allemands, M. Fuschius, ministre de la justice, ne pouvait au contraire assez s’extasier sur la science administrative du conquérant. « J’ai lu bien des choses sur l’empereur, disait-il, j’en avais entendu dire davantage, mais je ne le connaissais pas encore ; c’est plus qu’un homme. — Je le crois comme vous, répliqua le comte Beugnot ; c’est un diable. » Le mot fut rapporté, et pour le coup M. Beugnot se crut perdu. Il se rendit chez le souverain, pâle comme une victime qui va au sacrifice. « Eh bien ! grand imbécile, lui dit l’empereur avec sa brusquerie familière, avez-vous retrouvé votre tête ? » M. Beugnot était sauvé.

On comprend qu’un homme qui acceptait comme une faveur des complimens de ce genre ne devait pas être un conseiller bien intrépide dans les momens d’épreuve. Il s’imaginait que les fonctionnaires sont condamnés comme les soldats à l’obéissance passive, et quand il était admis à l’insigne honneur d’un entretien privé, il laissait, comme de raison le souverain se complaire dans les illusions les plus chimériques et les affirmations les plus notoirement inexactes. Au milieu des circonstances les plus graves, à l’heure Où la franchise s’imposait comme un devoir patriotique, l’empereur, mettait-il en avant des chiffres de fantaisie, des effectifs de troupes qui n’existaient que sur le papier, le comte Beugnot, en courtisan docile, n’avait garde de le contredire. Mandé à Mayence après la campagne de Saxe, il y vit le vieux conventionnel Jean-Bon Saint-André, autrefois membre du comité de salut public, maintenant préfet du Mont-Tonnerre, qui, par la simplicité de son costume et la hardiesse de son langage, faisait tache au milieu des courtisans de l’empereur. Il l’entendit, non sans effroi, faire l’apologie de ces « jacobins forcenés, coiffés de bonnets rouges, habillés de laine, réduits pour toute nourriture à du pain grossier et de mauvaise bière, et se jetant sur des matelas étalés par terre dans le lieu de leur séance quand ils succombaient à l’excès de la fatigue et des veilles. » Voilà quels hommes ont sauvé la France ! s’écriait avec enthousiasme le jacobin impérialiste. « Attendons quelque temps, ajoutait-il. La fortune est capricieuse de sa nature. Elle a élevé la France bien haut, elle peut la faire descendre, qui sait ? aussi bas qu’en 1793. Alors on verra si on la sauvera par des moyens anodins, et ce qu’y feront des plaques, des broderies et surtout des bas de soie blancs ! » Dans une promenade sur le Rhin, où les deux fonctionnaires, d’origine et d’humeur si diverses, escortaient l’empereur et le duc de Nassau : « Quelle étrange position ! dit tout bas l’ancien conventionnel assis au bout de la barque ; le sort du monde dépend d’un coup de pied de plus ou de moins. » M. Beugnot frémit à cette idée. « Soyez tranquille, lui dit Jean-Bon, les gens de résolution sont rares. » L’empereur débarque, et en montant le grand escalier du palais M. Beugnot dit au préfet : « Savez-vous que vous m’ayez furieusement effrayé ? — Parbleu, je le sais. Ce qui