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la représentation vraie. M. Lanfrey a pris possession de son sujet en maître : pour faire juger Napoléon, il n’avait qu’à ouvrir sa correspondance, à recueillir sur les actes importans de sa vie des témoignages sincères et irrécusables que les autres historiens négligent par une manie d’adulation incompatible avec la vérité politique. Les effrayantes disparates du génie de Napoléon n’ont point été les conséquences tardives des enivremens d’une fortune inouïe. Napoléon les portait en lui dès sa jeunesse, et M. Lanfrey nous les montre dans le héros légendaire des campagnes d’Italie et de l’expédition d’Égypte, comme dans l’homme du 18 brumaire. Dès le début de la carrière de Napoléon, la vérité morale commande à l’historien de signaler les faux plis d’esprit et les défauts de caractère qui déjà se montraient dans ses actions les plus surprenantes et les plus efficaces pour sa grandeur, et qui devaient entraîner fatalement sa chute. Les esprits indépendans sauront gré à M. Lanfrey d’avoir ainsi démêlé dès l’origine l’homme dans le grand homme, et de n’avoir point sacrifié la vérité morale à une superstition gigantesque. e. forcade.




ESSAIS ET NOTICES.

LES MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT[1].

À quiconque entreprend de raconter sa vie, on peut appliquer avec une parfaite vérité le mot de Buffon : le style, c’est l’homme. Les mémoires du comte Beugnot le représentent tel qu’il fut, spirituel, instruit, assidu au travail, porté au bien plutôt qu’au mal, mais sans fortes convictions, sans initiative personnelle, sans profondeur de vues, sans esprit de dévouement et de sacrifice. Le portrait de l’homme se dessine facilement, et dès les premières pages nous connaissons ses qualités et ses défauts. Type de cette bourgeoisie riche et intelligente qui unit à des idées de prudence une certaine dose d’égoïsme et de scepticisme, M. Beugnot n’a ni grands vices, ni grandes vertus. Il modifie avec les événemens sa conduite comme ses opinions. Tour à tour plus impérialiste que l’empereur et plus royaliste que le roi, il change d’attitude aussi vite qu’un acteur change de rôle. S’il montre à la surface des enthousiasmes passionnés, soyez sûr que son cœur reste toujours indifférent ; chez lui, l’admiration est passagère, la malice permanente. Il assiste aux révolutions comme à une comédie, et, même s’il est sur le théâtre, il se moque des acteurs et de la pièce. M. Beugnot ne se ménage pas plus que son prochain, et à certains momens, c’est lui qui prend soin de nous le dire, il se fait pitié à lui-même, tant il trouve sa va-

  1. Mémoires du comte Beugnot, ancien ministre, publiés par le comte, Albert Beugnot.