Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

George Dandin est un gros fermier enrichi, qui, ne trouvant rien au monde de si beau que d’être noble, a voulu le devenir. Il s’est allié, l’imprudent, à une famille où le ventre anoblit. Il a relevé de ses deniers le château du beau-père, et le beau-père se moque de lui ; il a pris sa femme sans dot, et la coquine fait de lui ce que vous savez. On a accusé Molière d’avoir voulu bafouer la bourgeoisie dans la personne de ce vilain. De grâce, ne jugeons pas Molière avec nos idées démocratiques. La comédie est une peinture, non une satire. Dandin est un bourgeois ridicule, comme don Juan est un gentilhomme pervers. Est-ce flétrir une classe que de signaler les travers ou les vices qui lui sont propres ? Que le tableau des infortunes conjugales du pauvre Dandin soit peu moral, d’accord ; mais qu’il soit conçu à dessein pour amuser la noblesse aux dépens de la roture, je le nie. Molière est un philosophe qui prend ses originaux où il les trouve, et les met en scène sans passion, sans parti-pris, sans autre intention que de peindre au naturel et de divertir son public. Un gentilhomme comme don Juan qui abuse de ses privilèges pour se passer toutes ses fantaisies est un tyran détestable ; un roturier qui se mésallie par vanité est un sot : voilà toute la morale des deux pièces. En admettant même que Molière ait voulu donner l’avantage à une classe, je me demande si ce n’est pas la noblesse qui aurait le droit de se plaindre et de crier à l’injustice. A coup sûr, si j’étais forcé de choisir (ce qu’à Dieu ne plaise !), j’aimerais encore mieux être Dandin avec tous ses ridicules que don Juan avec tout son esprit.

M. Jourdain, retiré des affaires, veut être aussi un personnage. La noblesse tourne la tête à ces gens-là. Il a perdu l’innocence et l’antique bonhomie de ses ancêtres. Il rougit de son père le mercier, qui n’était pas un marchand, non, mais un homme fort obligeant, fort officieux, qui se connaissait fort bien en étoffes et en donnait à ses amis pour de l’argent ; il a honte, le malheureux, de la sainte ignorance où il a été élevé. Il prend un maître de danse pour se dégourdir, un maître d’escrime, comme s’il voulait tuer quelqu’un, et un maître de philosophie pour apprendre l’orthographe. Les gens de qualité le font, donc il le faut faire ; voilà en abrégé toute sa morale et sa règle de conduite. Et comme les gens de qualité ne se piquent pas de fidélité conjugale, M. Jourdain, pour être du bel air, essaie de s’émanciper. Il a des velléités qui nous inquiètent. Il fait de mauvaises connaissances, prête de l’argent sur parole, à un grand fripon de marquis, et soupire pour une certaine marquise dont les beaux yeux le font mourir d’amour. Heureusement Mme Jourdain, une maîtresse femme, et la servnate Nicole, une fille sensée, lui tiennent haut la bride et le remettent en bon chemin. M. Jourdain, devenu mamamouchi, rentre au bercail, heureux et triomphant : il a un titre. Désormais il pourra faire le gros dos parmi les bourgeois de sa paroisse, qui se moqueront de lui tout haut et l’envieront tout bas. On sent que la raison du pauvre homme a déménagé, mais les mœurs sont sauves, et cela nous console.