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déshonoreraient notre génération aux yeux des descendans, si ceux qui peignent de semblables caractères ne prenaient pas pour la société le petit monde exceptionnel où ils vivent, et si leurs tableaux étaient aussi vrais qu’ils sont cyniques ! C’est un père digne des tragédies de Corneille, un parent de don Diègue et du vieil Horace, un des derniers types de ces vieux seigneurs féodaux, âmes austères, inflexibles, violentes même, mais nourries dans la religion de l’honneur, il interpelle durement son fils dégénéré : — Qu’avez-vous fait, monsieur, pour être gentilhomme ?… Songez que la naissance n’est rien où la vertu n’est pas… Je ferais plus de cas du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous.

A quoi don Juan répond par ces paroles : — Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.

Toutefois, après cette incartade, il se prend à réfléchir. Son père l’a menacé de l’abandonner et de le livrer à la justice du roi, et le vieillard est homme à tenir sa parole. Privé de l’appui de sa famille, il se voit seul, perdu dans l’estime publique, entouré des implacables ennemis que lui ont faits ses crimes. Dans cette situation désespérée, il a recours au grand moyen qu’il tenait en réserve, l’hypocrisie.

La mode, qui règle nos goûts, nos costumes et nos plaisirs, règle aussi nos vices. Au XVIIe siècle, il était de bon ton de les cacher, comme aujourd’hui de les afficher. Sous un roi dévot, les courtisans étaient dévots ou affectaient de l’être. C’était le chemin des honneurs pour les ambitieux et pour les coupables un refuge, assuré. Aussi y avait-il presque autant de masques que de visages. L’hypocrisie en ce temps était si commune qu’elle était devenue comme un vice public. Molière dans son Tartufe la livre à la risée et à l’indignation ; La Bruyère en fait un de ses portraits les plus vigoureux ; Fénelon la plonge au cercle le plus profond de son enfer. Et quand ces éloquentes satires nous manqueraient, le témoignage des mémoires contemporains nous montrerait assez combien cet abominable fléau avait tout envahi et tout infecté.

Don Juan aux abois se fait donc hypocrite, et c’est alors que le diable, qui a pris patience jusque-là, jugeant que le moment est venu, le saisit et l’emporte.

Ce dénoûment est fort moral sans doute, mais il ne nous satisfait pas complètement. D’abord il est un peu tardif, ensuite il est si brusque qu’il ne donne ni au coupable le temps de craindre, ni aux spectateurs celui de jouir de son supplice. Quelle que soit notre confiance dans l’autre vie, nous aimons à voir les méchans punis dans celle-ci. C’est ce qui fait que l’exempt du roi qui appréhende au corps Tartufe nous cause une surprise si agréable, et que les flammes de Bengale où don Juan s’engloutit nous émeuvent si peu. On dira que ce dénoûment est celui de l’auteur espagnol à qui Molière a emprunté son sujet ; mais est-ce que Molière, qui s’est affranchi si