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indifférence, que notre langue aujourd’hui qualifierait durement, passe dans la pièce de Corneille pour le fait d’un galant homme.

Il en est donc d’une œuvre dramatique comme d’une statue de métal où il entre de l’alliage. Le bronze indestructible, ce sont les passions, qui vivront autant que l’humanité ; l’alliage, ce sont les mœurs, qui se transforment non-seulement de siècle en siècle, mais de génération en génération. Qui veut étudier, le théâtre avec profit doit séparer ces deux élémens, distinguer le général du particulier, le durable du passager, l’homme du costume. Il peut être curieux d’essayer ce travail sur les comédies de Molière, qui nous offrent le tableau le plus vaste d’un des siècles les plus différens du nôtre. Aucun écrivain en effet ne fut mieux placé que lui pour observer les diverses classes de la société du XVIIe siècle. Bourgeois, il avait passé son enfance avec les bourgeois ; artiste ambulant, il avait connu le peuple et la province ; favori de Louis XIV, il voyait de près les originaux de la cour. Vouloir cependant étudier en détail tous les portraits du grand peintre serait une tâche infinie. Nous nous arrêterons seulement aux types généraux, c’est-à-dire à ceux qui représentent le mieux les trois ordres, et nous commencerons par les gentilshommes. A tout seigneur tout honneur.


I

Place d’abord au marquis. Il entre comme un tourbillon. — Eh ! parbleu, marquis, je suis aise de te voir. — Et voilà nos gens qui s’embrassent et se serrent à s’étouffer. Notez qu’il y a un quart d’heure à peine qu’ils se sont quittés. Quand ils ont rajusté leurs canons, rétabli l’économie de leurs rubans et peigné leurs perruques parfumées, le caquetage commence, et quel verbe ! quel fracas ! On n’entend que duels, récits de chasse, horions et blessures, sièges et combats. — Te souviens-tu, marquis, de cette demi-lune que nous emportâmes au siège d’Arras ? — Que veux-tu dire, marquis, avec ta demi-lune ? C’était, morbleu, bien une lune tout entière. — O l’insouciante vie que mènent ces écervelés ! Ils se montrent à la cour, où ils font bonne figure, ma foi ! ils paradent dans les ruelles, cherchent des bonnes fortunes moins pour en jouir que pour s’en vanter, étalent sur la scène leurs rubans de la dernière faiseuse, interrompent les acteurs et cassent haut la main les arrêts de ce faquin de parterre ; quelquefois, à leurs momens perdus, ils se mêlent de rimer, ils bâclent un sonnet, un madrigal, un impromptu, et fort proprement, car nous autres gentilshommes, nous savons tout sans avoir jamais rien appris.

Jamais hommes plus heureux de vivre et plus épanouis dans leur présomption. Qui les voudrait moins ridicules serait l’ennemi de son propre plaisir. La joie en effet entre avec eux sur la scène, et leur rôle est un éclat de rire. On est content de les voir non-seulement parce qu’ils sont comiques, mais parce qu’eux-mêmes sont contens. On sent dans tout ce qu’ils