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dans l’élite qui écrit, chez le tradesman et chez le scholar ? On serait tenté de le croire, puisqu’en définitive les sympathies du premier déterminent le succès populaire après lequel doit courir le second ; mais à ce compte le prestige aristocratique et religieux serait bien fortement ébranlé chez nos voisins, et pourtant, malgré des indices plus sérieux que ne peut en fournir la lecture de sept ou huit romans, nous ne saurions comment concilier avec une foule de symptômes contradictoires cette conclusion vers laquelle nous inclinons si volontiers. Tout ce qu’on peut regarder comme bien acquis au débat, c’est qu’en Angleterre les esprits d’élite sont, à fort peu d’exceptions près, sur la même voie, et que cette voie est celle du libre examen, de la guerre aux abus, au respect de l’or mal acquis, de la noblesse et de l’aristocratie sans vertu. Chez aucun des écrivains que nous venons de passer au crible d’une critique exacte, quoique indulgente, nous n’avons rencontré le désir paradoxal de « remonter le courant, » d’entraver ou d’égarer la marche vers l’avenir. On sent qu’ils appartiennent à leur temps, et que ces niaises adorations du passé (dont s’enivrent ailleurs, faute de meilleures inspirations, certains esprits à rebours) leur sont complètement étrangères. Ils entendent bien en même temps n’être aucunement dupés des chimères dont on voudrait les bercer. En politique, en morale privée ou publique, ils ne prétendent point innover autrement que par l’élimination graduelle de ce que la raison, la bonne logique ne sanctionnent point. Ils s’attachent à dégager de toute chose ce qui sert, à rejeter ce qui nuit ; moins par calcul et par vouloir prémédité que par instinct de nature. C’est ainsi que, tout en multipliant et variant à l’infini les scènes d’amour, ils n’arrivent jamais au matérialisme lascif, à l’effet énervant ; leur instinct viril les arrête sur cette pente dangereuse où la petite littérature française a glissé depuis longtemps, et qu’elle ne semble pas disposée à remonter, encouragée par trop de suffrages. C’est encore ainsi que, de toutes les perversités humaines, celles qui sont entachées de fraude hypocrite ou de couardise sont aussi celles qu’ils dénoncent et flétrissent le plus énergiquement.

Somme toute, beaucoup plus instruits que la moyenne de nos écrivains, plus pesamment armés, aussi moins fréquemment ingénieux, moins naturellement artistes, moins dégagés, moins alertes, ils ont une action meilleure sur l’esprit public, ils exercent une influence plus sûre et plus saine. Il est à souhaiter que, satisfaits de leur lot, ils mettent un légitime et salutaire orgueil à ne pas se faire, comme autrefois, les maladroits copistes de nos élégantes corruptions et de nos amusantes absurdités. Si cela leur arrivait jamais, ils sont certains d’y perdre beaucoup et infiniment moins certains d’y rien gagner.


E.-D. FORGUES.