Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/1020

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’eût pas été davantage, si je vous avais aimé. Eût-il eu pour père l’homme que j’aime, en vérité je me connais bien mal, ou il m’aurait été aussi indifférent ; Cet enfant n’a pas besoin de moi… S’il en était autrement, j’imagine que l’instinct de la brute ne me manquerait pas pour le nourrir, l’abriter du froid… Allons, Geoffrey, cherchez d’autres argumens !… Celui-ci est le dernier que vous eussiez dû employer ;… mais du reste vous n’en trouverez pas qui me persuadent…

Après quoi, par un mouvement soudain, elle se retourna pour saisir la poignée de la porte, mais ses dernières paroles venaient de soulever dans le cœur de Geoffrey une fureur sourde qui détruisit l’effet stupéfiant de sa première surprise. Il avança de trois pas et la saisit fortement par le bras gauche. Vainement essaya-t-elle d’échapper à cette ferme étreinte. Il la tenait à longueur de bras, et de ses dents serrées jaillirent ces mots :

— Vous êtes une créature immonde et hors nature. Je n’aurais jamais supposé qu’il pût exister une femme pareille à vous….. Je me tais sur ce qui me touche personnellement… Peut-être ai-je mérité ce qui m’arrive pour vous avoir prise où je vous ai trouvée…

Ici elle tressaillit, et son regard sembla fléchir.

— L’enfant, reprit-il, sera mieux sans mère qu’avec une mère de votre espèce ; mais en vous épousant après vous avoir ramassée dans la rue je vous ai enlevée à l’infamie et au crime. Vous n’y retomberez pas, si mes efforts y peuvent quelque chose. Vous n’avez ni sensibilité ni conscience, vous n’avez même pas d’orgueil. Vous vous faites gloire d’appartenir à un homme qui vous a laissée aux prises avec la faim…

En ce moment, la femme et le mari formaient un groupe effrayant pour tout spectateur, si cette scène étrange avait eu des témoins. A mesure que Geoffrey articulait lentement, syllabe après syllabe, ces paroles où passait toute l’amertume de son désespoir, la colère, comme un orage, faisait frémir des pieds à la tête la terrible Margaret. Toute animation avait quitté son visage livide. Elle était comme transformée en une image pétrifiée de quelque indicible ressentiment. Elle resta silencieuse un instant, son souffle s’accélérait, ses lèvres blanches et desséchées demeuraient légèrement écartées l’une de l’autre ; puis un mouvement imperceptible, un sourire de spectre, passèrent sur sa figure. — Il y a un malentendu entre nous, Geoffrey Ludlow, dit-elle alors. C’est en vous quittant que je renonce à l’infamie, que j’échappe au châtiment du crime !

— En me quittant, moi ?… Retombez-vous en délire ?

— Ce que je dis est la raison, la vérité même… Ne remerciez que vous, si ce que je vais ajouter vous cause une souffrance que je vous aurais volontiers épargnée… Vos injures, vos menaces, auront eu raison de ma pitié ! J’aspirais à une séparation amicale. C’est vous qui m’aurez forcée à vous dire que ni la honte ni le crime n’avaient eu prise sur moi. jusqu’au moment où je devins… où je devins votre maîtresse…