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à demi enfouis sous l’argile. Nous descendîmes à pied, en tirant nos chevaux derrière nous, dans la neige et la boue, heurtant des quartiers de roches brisées, escaladant les troncs des pins morts au Crathis ; puis nous parcourûmes, en suivant le torrent, la triste vallée. On y traverse, comme une verte oasis, l’humble village de Zarukla, dont les maisons, peintes de vives couleurs et entourées de jardins, sont ombragées de bouquets de peupliers et de bouleaux ; mais au-delà c’est le désert. Nous tournâmes à gauche vers un défilé qui s’enfonce entre deux murs de rochers à pic ; un torrent en sort, qui se joint aussitôt aux ondes du Crathis. Notre guide descendit de son cheval, y puisa dans sa main quelques gouttes et fit dévotement le signe de la croix. Mavro nero, nous dit-il, c’est l’eau noire. C’était le ruisseau du Styx.

Deux pauvres hameaux, Solos et Peristera, où l’on compterait bien douze chaumières, gardent l’issue du défilé. Notre hôte de Solos, vieux chef d’irréguliers, qui s’était battu jadis contre les soldats d’Ibrahim et ne pouvait se consoler de la chute du roi Othon, nous remit à un berger qui devait nous conduire jusqu’au Styx. On était à la fin d’avril, où l’hiver dure encore pour l’Arcadie. Le ciel s’était couvert dans la matinée, aucun rayon de soleil n’égayait le morne paysage ; de lourds nuages immobiles pesaient autour des cimes et rampaient sur les nappes de neige en tramées livides. La gorge où bondit le torrent monte comme un étroit corridor entre deux ; amoncellemens de masses rocheuses dont le ton général est une couleur d’ardoise mêlée de fange, et où pas, un arbrisseau ne verdoie ; les émanations sulfureuses du Styx ont tué sur ses bords toute végétation. Tout à couple double rempart se referme : les rochers entassés entre les pans déchirés de la montagne se groupent comme les ruines colossales d’un cirque. Au plus haut sommet, le Styx, qui s’échappe à travers la vapeur grise des neiges éternelles, glisse le long des granits escarpés, pareil à un ruban noir. Au tiers de sa chute, il s’enfonce dans un gouffre qui le garde quelque temps, et d’où il rejaillit en mugissant.

Le soir approchait : par en bas, le crépuscule revêtait d’ombre le vallon infernal, tandis qu’un brouillard transparent noyait sous un voile humide les hauteurs, et, par l’éloignement des perspectives, agrandissait encore l’aspect des Aoraniens. Perdues dans les nuées, les dernières cimes apparaissaient comme des tours prodigieuses penchées sur un abîme. Bientôt s’éteignirent les dernières pâleurs du jour ; toutes ces grandes formes semblèrent reculer et s’engloutir dans la nuit, et nous n’entendîmes plus enfin, dans les ténèbres de cette vallée mortuaire, que la clameur retentissante du Styx qui s’élevait, pareille à une lamentation, jusqu’au ciel sombre et sans étoiles.