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cette interminable rue de Fulham-Road parcourue par des individus à mine suspecte marchant tous vers le lieu du rendez-vous, et que l’on prit d’abord pour des ouvriers peu fortunés qui ne se croyaient pas assez bien habillés pour figurer dans le grand cortège. Ces roughs prirent de bonne heure possession de la ruelle et la bloquèrent tellement que, sans leur permission, il devint presque impossible de la traverser. Quand les chefs de la procession se présentèrent, les uns à cheval, les autres en voiture, pour aller prendre les places qui leur étaient destinées, on les laissa s’engager au milieu d’un groupe d’hommes qui, les serrant bientôt de tous côtés, les dévalisèrent en plein jour avec la plus parfaite tranquillité, arrêtant les gens à cheval, ouvrant les portières des voitures pour prendre les montres de ceux qui étaient dedans, enfin agissant avec un ensemble et un sans-gêne dont ne peut se faire une idée quiconque ne sait pas de quoi les roughs de Londres sont capables. Ce qui serait de nature à étonner davantage, si l’on ne savait pas combien la foule, livrée à elle-même, est peu propre à faire respecter l’ordre, c’est qu’au lieu de balayer cette canaille par un seul mouvement en avant, ce qui leur était très facile, ces trente mille ouvriers battirent en retraite devant une minorité fort active, mais très peu considérable, et laissèrent leurs chefs débiter devant un imperceptible auditoire, leurs plans de réforme et leurs invectives contre le parlement.

Depuis lors, les roughs forment la majorité dans ces assemblées que M. Beales préside si souvent dans Trafalgar-Square, et où des résolutions prises au nom de la masse des ouvriers anglais ne sont votées en réalité que par une minorité infime. Là comme à Fulham, on doit regretter que les honnêtes ouvriers, qui sont en si grande majorité, ne sachent pas mettre à la raison une minorité de gens sans aveu faisant la montre et le mouchoir sous prétexte de politique.

En rendant compte d’une de ces séances, un journal sérieux racontait naguère qu’au moment où le président parlait de la réforme à la foule il fut interrompu par les cris d’un individu qu’on venait de jeter à terre pour lui prendre sa montre. L’orateur, se tournant alors de ce côté, dit ces simples paroles : Mes amis, ne faites pas tant de bruit ! Voilà le degré de résistance qu’on oppose à de telles minorités ! L’année dernière, après la déplorable scène de Hyde-Park, le Punch publia une caricature représentant un ouvrier grand, bien fait, d’une physionomie intelligente, qui, muni d’une grosse pierre et d’un bâton, tenait en respect une espèce de singe à figure humaine, un des roughs. Que nous ayons tort ou raison, disait l’ouvrier, nous ne voulons pas de votre secours. Il est à regretter que cette excellente leçon n’ait pas produit de meilleurs fruits.