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marche, et l’épouvante le précède. Arrivé au bas du saint parvis, il rencontre les députés flamands que lui présente don Carlos. A leurs prières, à leurs supplications, il répond d’une voix inflexible ; les envoyés deviennent plus pressans, don Carlos s’exalte jusqu’à la menace : « Désarmez l’infant ! » s’écrie le roi. Nul ne l’ose. Livide, convulsif, l’écume à la bouche, il tire son épée et répète l’ordre, que Posa enfin exécute résolument. — Décrire la marche d’un tel morceau, c’est indiquer la source où M. Verdi s’est inspiré. L’inventeur de ces finales à grands conflits de passions, de voix et d’orchestre fut Meyerbeer, un Michel-Ange dans le quatrième acte du Prophète. Nous n’avons cette fois qu’une belle toile du Caravage. C’est bien brossé ? bien enlevé. Vu à distance, le spectacle de cette musique vous donne l’illusion d’un chef-d’œuvre ; mais n’y regardez point de trop près, car le dessin manque, les hautes combinaisons font défaut. J’entends des phrases qui vont et viennent. Il y en a pour tout le monde, pour les courtisans, les hérauts d’armes et les ambassadeurs qui défilent, et pour les confréries, pour les députés flamands ; mais où est l’art, la science pour coordonner ces élémens divers, la poigne qui rassemble dans un moment suprême tous ces motifs sous la même harmonie, comme a fait Meyerbeer dans ce finale-type de l’Étoile du Nord ? Amalgame étrange et curieux que cette dernière scène du troisième acte de Don Carlos, où figurent, au milieu des réminiscences du Prophète, l’entrée des invités à la Wartbourg dans le Tannhäuser et la fameuse procession de Lohengrin !

J’ai parlé de la supplication des députés flamands. Rien de plus pathétique, de mieux senti ou plutôt de mieux ressenti. Cela respire l’accent vrai du patriotisme ; Valladolid, Philippe II, vains simulacres ! Quand Verdi a écrit cette admirable plainte, c’était, je suppose, non point à des Flamands qu’il pensait, mais aux cari fratelli di Venezia. L’action, en son esprit, devait se passer sur la Piazza del Duomo à Milan, et c’était Victor-Emmanuel, roi d’Italie (V. E. R. D. I.), qu’imploraient une demi-douzaine de poitrines vénètes poussant le grido di dolore de l’année 1859. On n’échappe pas à sa destinée, et c’est déjà un très grand bonheur, quand chez un homme le citoyen ne nuit pas à l’artiste. J’estime l’esthétique une chose excellente, mais surtout pour les morts ; car lorsqu’elle s’adresse aux vivans, je crains bien qu’elle n’ait certains dangers. Un artiste dont vous avez brillamment analysé, caractérisé, loué les tendances, s’il prend l’éloge au sérieux, va tout de suite pousser au système. Ces pages écrites sur son tableau, son poème ou sa partition, sont comme un miroir qu’on lui présente. Vue à ce point, à ce jour, sa physionomie le ravit d’aise, et c’est assez pour que désormais il ne veuille plus en avoir d’autre, tant il se trouve original et beau sous cet aspect. Vous avez indiqué une attitude, un geste, et tout de suite voici la pose. Combien ont ainsi introduit le théâtre dans la vie humaine, lorsque c’est au contraire la vie humaine qui devrait remplir le théâtre. Quand un Stendhal raisonne ou déraisonne de la sorte sur Corrège, Haydn, Mozart, Cimarosa, l’inconvénient n’est point