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D’ailleurs, je le répète, à tous ces documens le doute survit et survivra. Ce qu’on sait de don Carlos, c’est qu’il était indisciplinable, ambitieux, d’un naturel plein d’incohérences, fanatique avec des retours humains, avare avec des travers de magnificence. Il fréquentait toutes les cérémonies de l’église, et dans l’occasion ne se privait point de l’édifiant et pittoresque spectacle d’un auto-da-fé. Ce qu’on ne sait pas, c’est pourquoi il fut subitement enfermé et de quel genre de mort il périt après s’être vu refuser par son père le gouvernement et la vice-royauté des Pays-Bas. Sa haine pour le duc d’Albe et l’exécrable pouvoir qu’il exerçait dans ces provinces restera sa meilleure note aux yeux des honnêtes gens. Ce qu’on ignore, c’est ce que l’Espagne fût devenue, si don Carlos eût vécu, bien qu’à tout prendre il semble difficile d’imaginer quelque chose de pire que le régime qui prévalut sous les successeurs de Philippe II. Ce qu’on sait à n’en pouvoir guère douter, c’est que sa mort fut un bienfait et pour ses peuples et pour lui-même, car elle a permis à l’un des plus grands poètes modernes d’enguirlander sa mémoire d’un nimbe lumineux sur lequel la critique historique,peut désormais souffler sans l’éteindre.

Maintenant, de ce que le Don Carlos de Schiller est une admirable tragédie, s’ensuit-il qu’on y doive trouver les conditions d’un opéra ? Le cas est au moins discutable, et nous avions ici même, dès l’an passé, posé discrètement des objections dont l’événement n’aura que trop fait ressortir la justesse. S’il existe un écrivain qui prenne au théâtre toutes ses aises lorsqu’il s’agit de développer un caractère, c’est assurément Schiller. Dans Don Carlos, la situation, on peut le dire, naît de l’ampleur du discours ; les beaux esprits qui accusent le marquis de Posa de paraphraser à la cour d’Espagne, au XVIe siècle, les idées de 89 sont gens qui n’ont point lu là scène entre lui et Philippe H. Or cette scène, un des chefs-d’œuvre du génie humain, ce qui en constitue la vérité, l’intérêt, c’est le mouvement naturel, l’entrain chaleureux de la conversation. Les mots d’indépendance des peuples, de liberté de la pensée, n’arrivent au roi que fondus en quelque sorte et noyés dans le torrent d’une éloquence qui déborde du cœur, et c’est pourquoi Philippe est captivé et se dit : Voilà un homme ! Que Posa soit bref et pressé, qu’au lieu de tendre au but par la dialectique la plus habile, la plus insidieusement pathétique, il expose son affaire en quatre mots, et le soupçonneux monarque verra en lui non plus un. homme, mais un charlatan, et il cessera d’être le marquis de Posa pour devenir Cagliostro. Or la musique a horreur de la dialectique ; il lui faut dire les choses justement en quatre mots, si compliquées d’ailleurs qu’elles soient.

Donnez à vos sujets, sire, la liberté !

Franchement, aborder de cet air péremptoire l’hôte sinistre de l’Escurial, c’est aussi par trop vouloir prendre le taureau par les cornes. Et quand don Philippe se retourne vers son capitaine des gardes pour donner l’ordre qu’on laisse le marquis pénétrer à toute heure dans le palais, j’ai cru un