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l’éblouissent ; faute d’en voir la raison et le contre-poids, elle les porte d’abord à l’extrême, elle les propage et les applique sans discernement. Si noble et si charmante qu’elle soit, elle nous fait trembler pour elle comme pour ceux que gouverne sa faible cervelle, et nous ne tremblons pas sans raison, Elle nous remet malgré nous en mémoire ce mot ironique de je ne sais quel père de l’église.aux sectaires de son temps : « adressez-vous aux femmes ; elles reçoivent promptement, parce qu’elles sont ignorantes ; elles répandent avec facilité, parce qu’elles sont légères ; elles retiennent longtemps, parce qu’elles sont têtues. » Vienne le moment de l’épreuve, et Mme Aubray l’attend sans crainte ou plutôt l’appelle avec impatience, elle pourra faiblir un instant, car la nature a son cri qu’on n’étouffe pas ; mais, plutôt que de se dédire de ses idées, elle restera sourde à ce cri qui la condamne, et elle se noiera vaillamment en entraînant les siens dans son naufrage.

L’épreuve est déjà près d’elle, sans qu’elle s’en doute, sous la figure d’une jeune femme qu’on voit se promener sur la plage avec un enfant. L’isolement et la beauté d’une femme suffisent pour la faire remarquer par les désœuvrés d’une ville de bains ; sa réserve obstinée, le secret évident dont elle s’entoure, sont un appât plus irrésistible encore pour les indiscrets. Au reste elle est bien gardée. Plus indiscret que les autres, un jeune fat en chasse d’aventures s’est adressé à la femme de chambre, qui s’est moquée de lui ; il a interrogé l’enfant, qui s’est souvenu de sa leçon et a répondu : Je suis le Prince Bleu, ma mère est la princesse Blanche, et mon père le Prince Noir. Parmi ceux qui l’ont remarquée, figure le fils de Mme Aubray, cœur ardent et vierge, qui dès l’année précédente a conçu pour elle une vive passion, le seul secret qu’il ait pour sa mère. Un hasard de la vie des bains de mer, une rencontre au casino, un morceau de musique prêté, met bientôt en rapport Mme Aubray et l’inconnue ; il est aisé de comprendre que la première, du caractère qu’on lui connaît, ait la curiosité de pénétrer un mystère dont le bonheur ne se couvre pas d’ordinaire. Elle invite la jeune femme, avant même de savoir son nom, à venir passer la soirée chez elle. Celle-ci, touchée de ses avances, cherche d’abord. à éluder l’invitation et ne se laisse qu’avec peine arracher la promesse de s’y rendre ; mais elle n’ira pas. Pourquoi ? Vous le soupçonnez déjà, c’est qu’elle est de ces femmes pour lesquelles il n’y a pas de place dans le monde régulier, comme vous allez l’apprendre de sa propre bouche.

Elle vient en effet s’excuser auprès de Mme Aubray et prendre congé d’elle en la remerciant avec une reconnaissance pleine d’effusion des témoignages d’intérêt et. de sympathie qu’elle a reçus. Ces explications incomplètes, ce brusque départ, cet excès de reconnaissance, étonnent Mme Aubray. Elle devine là quelque douleur secrète à consoler, et, forte de ses intentions, docile à ce qu’elle prend pour l’appel du devoir, elle attire à elle cette âme ombrageuse, elle frappe à coups redoublés sur ce cœur trop chargé, qui s’ouvre à la fin et s’épanche en une longue confession, Jeannine, c’est le nom de la jeune femme, apprend à Mme Aubray