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relâche, le feu brûle toujours sous les cendres accumulées ! Plusieurs milliers d’années ont passé sur la forge mystérieuse, et Prométhée ne se lasse point ! » Je ne cède donc pas à des pensées chagrines, je sais que le bien dans notre siècle est à côté du mal, je sais que nul âge n’a montré de plus généreux élans en face de défaillances plus tristes, et je lui appliquerais volontiers le mot de Pascal : « s’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ! » Comment nier pourtant que ces contradictions lui donnent une physionomie incohérente ? Comment nier que pour nous, engagés dans la mêlée, ce siècle est loin d’offrir un caractère franc, décidé, comme les grandes époques auxquelles il succède ? Dire que le XIXe siècle est une période de transition, de transformation, par conséquent d’indécision fiévreuse, en vérité ce n’est pas dire grand’chose ; ce n’est qu’une autre façon de reconnaître cette absence de caractère précis dont je parlais tout à l’heure.

Il y a toutefois des symptômes particuliers qui apparaissent çà et là sur cette physionomie changeante et que l’observateur peut noter au passage. Pour ne parler que de l’heure présente, pour ne remonter du moins qu’à un petit nombre d’années en arrière, ne sommes-nous pas autorisés à dire qu’un des phénomènes les plus fâcheux du moment dans l’ordre des choses littéraires, c’est l’effacement de plus en plus marqué de cette littérature que nos pères eussent appelée la littérature du tiers-état ? Certes les travaux de haute érudition, de critique savante, ces œuvres qui ne s’adressent qu’à une élite spéciale, sont continués de nos jours par d’infatigables pionniers. Les académies, qui peuvent bien avoir leurs inconvéniens, mais qui rendent aussi tant de services, défendent et défendront toujours ces domaines de haute culture, honneur de toute civilisation libérale. A l’extrémité opposée, aux antipodes de ces foyers paisibles dont Voltaire, en son Siècle de Louis XIV, a proclamé l’influence féconde, s’agite la littérature toute différente que ce même Voltaire, caractérisait avec une dureté parfois injuste. Nous serions plus injustes encore, si nous condamnions indistinctement les pages sans nombre qui répondent avec plus ou moins de bonheur aux exigences désordonnées d’une société démocratique. Là, comme partout, le bien se rencontre avec le mal. Le talent sous toutes les formes a droit à la sympathie, et il y a tel genre, inférieur ou même blâmable en apparence, que l’honnêteté du sentiment peut relever. Le juge est là, c’est le public, et bien que ce juge dans un monde aussi mélangé que le nôtre soit trop souvent un Perrin Dandin qu’on trompe en l’amusant, la raison générale, comme on l’a très bien dit, finit toujours par avoir raison. Nous serait-il cependant défendu de regretter qu’entre ces deux mondes si opposés la littérature à la fois sérieuse et charmante, sévère et douce, voie sans cesse diminuer le nombre de ceux qui la représentaient aux meilleurs jours de notre histoire ? On dirait que, dégoûtés des lettres bruyantes et indiscrètes, les purs lettrés se confinent de plus en plus dans