Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/584

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

caractéristique de la teinte répandue sur chaque objet, ce que, dans le vocabulaire des ateliers, on nomme « la teinte locale, » c’est-à-dire cette couleur générale qui au premier aspect enveloppe et absorbe les nuances multiples d’un visage, d’une draperie, d’une figure même tout entière. Point de ces touches juxtaposées conformément à une assez mauvaise tradition de l’école française, point de ces échantillons de tons se succédant comme les pièces de rapport d’une mosaïque et morcelant si bien l’ensemble d’un corps que celui-ci semble n’avoir qu’une vie multiple et pour ainsi dire anarchique. Qu’Ingres veuille représenter les chairs claires et fraîches d’une jeune femme telle que l’Odalisque ou la Source ou les mâles carnations des personnages groupés autour du trône d’Homère ; qu’il ait à transcrire dans un portrait les apparences d’un tempérament lymphatique ou bilieux, nerveux ou sanguin, partout il adoptera pour le coloris de chaque objet une gamme presque monochrome, diversifiée seulement en soi par des demi-tons, et dans ses rapports avec les tons environnans par la nature même et la valeur intégrale de ceux-ci. Il y a loin sans doute de procédés aussi simples aux moyens employés par les coloristes proprement dits ; mais dans les tableaux d’Ingres cette sobriété du coloris n’exclut ni la force ni, le cas échéant, la finesse. Elle a de plus cet avantage de ne rien compliquer, de ne rien démentir des intentions inhérentes à la pure expression des formes, et, comme le maître le constatait lui-même dans les œuvres de ses émules, de définir avec un surcroît de précision le sens donné par le dessin à l’image des choses et les caractères particuliers des contours ou du modelé.

Reste ce que l’on a dit quelquefois et ce que l’on répétait tout récemment encore des efforts accomplis par Ingres pour suppléer à ce qui lui aurait manqué du côté des dons naturels, de l’inspiration spontanée. À ce sujet, comme en ce qui concerne d’autres artistes contemporains, ne s’est-on pas beaucoup trop facilement payé de mots ? On sait le goût d’une certaine critique et d’une grande portion du public pour les jugemens lestement formulés, pour ces brefs arrêts qui, une fois rendus, dispensent ceux qui les ont prononcés de donner autrement leurs raisons, et les esprits pressés qui les entendent de se former une opinion pour leur propre compte. Attribuer aux talens en cause une signification si limitée que chacun d’eux puisse être qualifié par un seul mot, qu’il suffise par exemple d’appeler, comme on le fait, celui-ci « un objectif, » celui-là « une âme » cet autre « un tempérament, » c’est un moyen commode pour tout le monde d’abréger les recherches ou les appréciations. Conformément à cette méthode de signalement et de