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est absente ou vaguement perçue, si les intentions qu’il s’agissait de transcrire ne se sont pas présentées nettes et claires à l’esprit, le crayon aura beau faire montre d’assurance : on devinera l’inertie de la pensée même sous les dehors les plus dégagés, comme on saura démêler l’exagération pédantesque même sous la retenue apparente et les réticences de l’exécution.

Les dessins faits par Ingres d’après la nature, à titre d’informations et d’indications préalables, n’ont rien de cette timidité ou de cette emphase. Aussi bien, mieux peut-être que ses travaux les plus achevés, ils donnent la mesure et le secret de son génie, parce qu’en les traçant Ingres se cherchait lui-même, et ne songeait pas encore à se manifester à autrui. Pourquoi hésiterions-nous à ajouter qu’en aucune occasion il n’a plus nettement marqué sa place parmi les maîtres, et que, rival des plus grands d’entre eux sur ce terrain, il apporte dans l’imitation du modèle un désintéressement scientifique, une sincérité qu’eux-mêmes n’ont pas toujours ? Et quant à ces petits portraits à la mine de plomb qu’Ingres dessinait autrefois pour vivre, ou que plus récemment il donnait à ses amis, j’en appelle, pour en déterminer les mérites, à la clairvoyance et à l’impartialité des artistes. Qu’ils disent si aucun temps et aucune école nous ont légué en ce genre des équivalens, si jamais le crayon d’un peintre a réussi à surprendre et à figurer la vie avec une pareille liberté dans l’exécution, avec des moyens aussi simples, avec une exactitude aussi complète pourtant, aussi animée, aussi pénétrante. Les portraits dessinés à la pointe d’argent, à la plume ou aux trois crayons par les peintres italiens du XVe siècle, par Albert Durer ou par Lucas de Leyde, par Holbein, ou dans notre pays par les maîtres anonymes contemporains des Dumonstier, tous ces dessins, si beaux qu’ils soient, ne laissent pas d’exprimer chez ceux qui les ont faits la contention un peu laborieuse de l’esprit et la patience un peu systématique de la main. La précision du faire n’y est pas toujours exempte d’aridité ou de minutie, et la diversité des physionomies reproduites n’apparaît qu’à travers une certaine similitude dans les proportions des traits et jusque dans les types. Tous les personnages qu’a représentés le crayon d’Holbein ressemblent plus ou moins à Thomas Morus et à Érasme ; tous ceux dont les dessinateurs français du XVIe siècle nous ont conservé les images ont les yeux petits, le nez fort, les lèvres minces, comme si certaines convenances eussent régi alors la conformation des visages aussi bien que l’ajustement d’une coiffure ou la coupe d’un vêtement. Les portraits au contraire qu’Ingres a dessinés diffèrent autant les uns des autres par l’expression des caractères particuliers à chaque modèle qu’ils se distinguent des œuvres antérieures par la souplesse et la franche