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du maître, voilà ce qui en constitue la physionomie principale et aussi les mérites supérieurs.

Les tableaux d’Ingres qui donnent le mieux la mesure de ses facultés, de son originalité propre, sont ceux dont la signification résulte tout entière de la solennité même de l’ordonnance ou de la vraisemblance de l’imitation, c’est-à-dire des compositions comme l’Apothéose d’Homère, des figures comme l’Œdipe, la Baigneuse, l’Odalisque et la Source, Le talent d’Ingres est ici sur son terrain, et il l’exploite avec une certitude dans les intentions, avec une aisance dans les procédés dont ailleurs il ne fournirait pas toujours des preuves aussi concluantes. Ce qu’on peut en effet reprocher quelquefois à ce talent, ce n’est pas le défaut de facilité, — l’exécution de chaque morceau atteste au contraire une prestesse de pinceau et une dextérité merveilleuses ; — c’est, dans le fond du style même, un certain mélange de violence et de contrainte, une sorte de laborieuse défiance d’autrui et de soi ; c’est, pour tout dire, le manque de sérénité. Il semble que le ressentiment des anciennes injustices perce jusque dans les efforts accomplis par le peintre pour confirmer la célébrité acquise, et que, de peur d’être encore mal ou incomplètement compris, il s’applique à exagérer l’expression de sa pensée jusqu’à la définition à outrance. Plusieurs parties du Martyre de saint Symphorien par exemple semblent avoir été peintes sous l’empire de ces préoccupations, sinon de ces terreurs. Gardons-nous de méconnaître la valeur d’un pareil tableau, le plus extraordinaire peut-être au point de vue de l’exécution, le plus savant qu’ait produit l’école française ; mais sera-ce en outrager la gloire que de constater quelque excès dans cette érudition, et de n’en admirer les témoignages qu’à la condition d’admirer aussi, de préférer parfois dans les œuvres signées du même nom une habileté moins inquiète et une science moins altière ?

Bien que le Martyre de saint Symphorien appartienne par le sujet à la classe des tableaux religieux, la scène, telle qu’Ingres Ta conçue et traitée, nous représente un fait historique et réel plutôt qu’elle ne tend, excepté dans les deux figures principales, à résumer des idées en dehors ou au-dessus de cette vérité positive. On ne saurait donc arguer des élémens strictement pittoresques qui prédominent dans le Saint Symphorien pour refuser en général à l’auteur du tableau l’inspiration religieuse et le don de la formuler. Ces élémens, sauf l’abus technique que nous signalions tout à l’heure, sont employés ici avec à-propos ; ils y sont à leur place, parce qu’il s’agissait de retracer les mœurs et la physionomie d’un peuple à un moment donné, parce que le peintre avait à grouper autour d’un condamné la foule qui le regarde et les bourreaux qui