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païen ; mais il est de son temps, comme les maîtres florentins étaient du leur, par sa manière de pratiquer cette esthétique païenne, par sa ferme volonté d’approprier et de soumettre la tradition au fait présent, à ce qui vit sous ses yeux, à l’autorité de ces vérités actuelles qu’un peintre, écrit-il quelque part, doit « respecter avec fureur. » Lorsqu’Ingres disait à ses élèves : « Devinez le secret du beau, emparez-vous-en par le vrai, » ou lorsqu’il s’écriait un jour : « Vous tremblez devant la nature ; tremblez, mais ne doutez pas ! » certes il ne prescrivait rien qu’il ne fût en mesure de justifier et de confirmer par ses propres exemples ; mais aussi il comprenait l’objet de l’art et la fonction de l’artiste, il les définissait l’une et l’autre à la façon des peintres italiens du XVe siècle. Les paroles qu’il prononçait n’eussent pas été désavouées par Masaccio, par Ghirlandaïo ou par Filippino Lippi.

Quelles que soient donc les aptitudes du talent d’Ingres à renouveler dans la pratique les principes et les termes de l’art grec, ses affinités semblent plus directes, plus intimes encore avec le génie florentin à l’époque de la renaissance. Qui sait d’ailleurs si l’origine méridionale de l’artiste n’a pas eu en ceci quelque influence, et si ces facultés ou ces prédilections ne tiennent pas en partie aux caractères mêmes de la race, aux privilèges du tempérament et du sang ? Singulière exception en effet, de tous les grands peintres français depuis Jean Cousin jusqu’à Lebrun, jusqu’à David, jusqu’à Prud’hon et Géricault, Ingres est le seul qui n’appartienne pas par sa naissance à une province du nord ou du centre. Il est le seul aussi qui par la pure expression de la forme, par le simple caractère donné à des contours ou à des détails de modelé, ait réussi à intéresser l’esprit non moins vivement que s’il eût choisi et interprété les sujets les plus dramatiques. Nous ne voulons pas dire qu’Ingres fût impuissant à traiter des thèmes de cet ordre. Les figures si profondément pathétiques de saint Symphorien et de sa mère, le geste du jeune Antiochus dans la Stratonice, la pantomime sinistre de ce groupe de famille au-dessus duquel la statue de Marcellus se dresse comme un spectre dans le Virgile lisant l’Enéide, d’autres inspirations admirables encore prouvent assez qu’Ingres savait trouver, pour traduire les secrets de l’âme, des traits aussi expressifs qu’imprévus. De tels témoignages toutefois, quelque surcroît de valeur qu’ils ajoutent à l’ensemble de l’œuvre, n’y figurent qu’à l’état d’exceptions et presque d’accidens. Le beau extérieur envisagé en lui-même et rendu sans ambition philosophique, la grâce ou la majesté des choses énoncée à titre de proposition absolue, en un mot une poésie toute pittoresque, tout inhérente aux formes, voilà ce qui caractérise en général les ouvrages