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par lui sous l’empire d’une émotion passagère pouvait amener quelque méprise, et faire croire à une intention réfléchie, à une coutume morale, là où il n’y avait en réalité qu’un mouvement de légitime susceptibilité ou d’impatience. Je me souviens que quelqu’un, pensant se faire bien venir du maître, s’évertuait un jour à médire de Watteau, à l’immoler de son mieux sur l’autel du grand art et des grandes traditions. Ingres prit parti avec une telle chaleur pour le peintre des fêtes galantes, il vanta si résolument la grâce de son talent et la délicatesse de son esprit, qu’il semblait au fond n’avoir rien de plus cher que le soin d’une pareille gloire. Or, bien peu auparavant, quelques paroles trop élogieuses avaient amené sur ses lèvres une explosion de sentimens tout contraires, et ce même Watteau qu’il vengeait aujourd’hui d’un injuste mépris, il le punissait hier tout aussi vivement des hommages excessifs qu’on prétendait lui rendre. Un autre jour, — c’était à l’époque de son second voyage en Italie, — Ingres s’était épris, avec la passion qu’il apportait en toutes choses, des fresques de Luca Signorelli dans la cathédrale d’Orvieto. Malgré les incorrections de détail et les bizarreries d’un style aussi peu conforme encore au style des chefs-d’œuvre prochains de la renaissance que dépourvu de la beauté antique, ces peintures, qu’il voyait pour la première fois, lui apparaissaient comme de vrais modèles, dignes de la plus minutieuse étude. Il voulait se les approprier tous, s’installer dans l’église au moins pour une semaine avec l’élève qui l’accompagnait alors, et ne quitter la place que lorsqu’il aurait dessiné jusqu’à la dernière figure, recueilli jusqu’au moindre élément d’information, Le lendemain en effet, il accourt armé de son portefeuille et de ses crayons, et le voilà au travail. Au bout d’une heure, l’enthousiasme de ses paroles et de ses regards avait cessé : il ne disait plus mot, détournait la tête, s’agitait à tout moment sur sa chaise, et comme son élève, étonné de ces distractions et de ce silence, lui demandait s’il admirait moins ce qu’il avait devant les yeux : « Oh ! si fait, répondit Ingres, c’est beau, c’est très beau ; mais… c’est laid, et tenez, moi, je suis un Grec, allons-nous-en ! » Quelques instans après, il quittait Orvieto, oubliant aussi volontiers Luca Signorelli qu’il s’était de bon cœur passionné pour lui la veille.

Est-il besoin d’ajouter que les témoignages d’un art vraiment accompli, que les monumens souverains de la peinture ou de la statuaire étaient, dans la pensée d’Ingres, à l’abri de semblables reviremens ? Bien loin de se démentir, de se déguiser ou de diminuer en quoi que ce soit, l’admiration que lui avaient inspirée dès le début les marbres grecs et les peintures de Raphaël se traduisait à tout propos, à toute heure, par d’ardentes homélies sur ces