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aucune époque l’école française, et dont la Revue signalait, il y a quelques mois, l’apparition comme un événement non moins considérable dans l’histoire de l’art moderne que glorieux pour la vieillesse du maître[1]. En dehors de ces travaux, nul incident dans une vie aussi honorée aux yeux du monde qu’attentivement surveillée sous le toit domestique par celle qui avait remplacé auprès d’Ingres la compagne d’un autre temps ; aucun changement extérieur si ce n’est le progrès d’une gloire qu’achevaient de consacrer des distinctions plus hautes que les récompenses réservées d’ordinaire aux artistes[2], ou parfois, — à l’époque de la réorganisation de l’École des Beaux-Arts par exemple, — quelques imprudens défis à ses convictions, défis qu’il relevait d’ailleurs avec toute l’énergie de son caractère et toute l’autorité que lui donnait son nom. Un seul malheur irréparable, la perte d’Hippolyte Mandrin, vint attrister la fin de cette existence privilégiée. Lorsqu’Ingres succombait il y a quelques semaines, il avait la douleur de chercher en vain à ses côtés l’élève si digne de lui qu’il avait cru destiné à devenir son héritier, et à qui il devait, a très bien dit M. Beulé, « transmettre son pinceau comme les rois transmettent leur sceptre. »

« Ceux qui sont aimés des dieux meurent jeunes, » prétend-on sur la foi de la sagesse antique. C’est là une pensée païenne : l’esprit chrétien se nourrit d’autres exemples et veut d’autres consolations. Si la vie est une épreuve où notre âme est essayée, si les combats auxquels notre naissance nous appelle ont pour objet de nous fournir des occasions de victoire et de nous préparer, de nous fortifier pour l’immortalité, il est beau, il est utile de ne tomber qu’après avoir jusqu’au bout soutenu la lutte et sacrifié à la cause du bien tout ce que de longues années permettaient de lui donner. Ingres a eu ce courage et cette bonne fortune ; sa vie publique nous lègue à ce double titre de grands souvenirs et un grand enseignement. Faut-il craindre d’ajouter à ce que nous en avons dit quelques mots de souvenirs plus intimes, quelques traits qui indiqueront ce qu’il y avait au fond de droiture et de bonne foi jusque dans les caprices ou les boutades de ce vigoureux esprit, aussi prompt à l’exaspération qu’à l’enthousiasme, aussi incapable d’une feinte que d’une concession ?

Pour ceux qui n’avaient pas l’honneur de l’approcher souvent, Ingres, malgré ses habitudes expansives ou plutôt à cause de cette inclination même à manifester ses impressions au hasard du moment, Ingres n’était pas facile à bien connaître. Telle parole dite

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1863.
  2. On se rappelle qu’Ingres avait été, en 1862, appelé à siéger au sénat.