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statuaire, ou tout au moins de provoquer la lutte entre le nouveau-venu et ceux qui se prélassaient sans droit au premier rang. Par malheur, Bartolini avait en cela consulté ses désirs plutôt que les moyens d’action dont il pouvait disposer. Encore dépourvu à cette époque d’influence personnelle, fort mal vu des prétendus maîtres contemporains, qu’il ne ménageait pas plus dans ses discours qu’il ne les respectait, eux et leur autorité, dans ses travaux, il n’arrivait qu’à dépenser pour la cause de son ami un zèle à peu près inutile. Peut-être le résultat le plus clair des démarches tentées par Bartolini est-il le beau portrait du statuaire qu’Ingres peignit alors en souvenir de tant de bon vouloir, comme une autre toile admirable, le portrait de Mme Leblanc, rappelle et récompense aujourd’hui l’intérêt affectueux témoigné au peintre pendant ces cruels momens par une famille française établie à Florence.

Aussi à court de travail pour son pinceau que pendant les plus mauvais temps de son séjour à Rome, condamné même de ce côté à une inaction presque absolue, Ingres, pour vivre et pour faire vivre sa femme, se trouvait donc obligé de nouveau de recourir à son crayon, ressource bien précaire toutefois, bien insuffisante, car ici les occasions de dessiner de petits portraits ne se présentaient pas comme à Rome, où elles résultaient de l’affluence des étrangers. Il fallait se contenter des tâches que procurait de temps à autre soit la protection du ministre de France, soit l’amitié ou la libéralité bien inspirée assurément de quelque compatriote. Lorsqu’on voit aujourd’hui les véritables chefs-d’œuvre qu’Ingres livrait au premier venu en échange de quelques écus, on se demande comment il ne s’est pas rencontré plus de gens pour profiter d’une pareille bonne fortune, comment il arrivait au dessinateur de chômer non de parti-pris, mais faute de modèles. Rien de plus étrange en effet, et pourtant il y eut un jour où la besogne qui lui avait manqué si souvent ne vint s’offrir à lui que trop abondante et pour trop longtemps assurée.

Un Anglais de qui Ingres avait dessiné le portrait s’était mis en tête de réunir, tracées par le même crayon, les images des divers membres de sa famille, de ses amis, de tous ceux qui à quelque titre, à quelque degré que ce fût, intéressaient sa tendresse ou ses souvenirs. Pour cela, il proposait à l’artiste de l’emmener en Angleterre, d’affermer en quelque sorte son talent pendant deux années, au bout desquelles une somme importante, garantie d’avance par un contrat, permettrait à ce talent de reprendre sa liberté et de s’employer à sa guise. Ingres était bien près de consentir : sa femme n’hésita point à refuser. Matériellement avantageux, le marché avait à ses yeux cet inconvénient bien autrement considérable